Suze sur le bitume : Le récit d’un bonheur brisé
« Arrête, Léon ! » Ma voix résonne encore dans ma tête, comme un écho qui refuse de mourir. Il courait, insouciant, sur le trottoir mouillé de notre quartier de Montreuil, son ballon bleu serré contre lui. Je me souviens du bruit des pneus, du crissement brutal, du choc sourd. Tout s’est figé. Le temps, les passants, même la pluie semblait suspendue. Léon ne riait plus.
Je me suis précipité, hurlant son prénom, mais déjà les regards se détournaient, certains filmaient avec leurs téléphones. Suze, ma femme, s’est effondrée à mes côtés, ses mains tremblantes cherchant le moindre signe de vie chez notre fils. Les pompiers sont arrivés trop tard. Léon avait six ans.
Depuis ce jour, notre appartement est devenu un mausolée silencieux. Les jouets de Léon traînent encore dans le salon, son dessin préféré — une maison avec un soleil immense — est toujours accroché au frigo. Suze ne parle plus. Elle erre comme une ombre, s’enferme dans la chambre de Léon et refuse d’ouvrir les volets. Parfois, je l’entends murmurer : « Pardon… » Mais à qui demande-t-elle pardon ? À Léon ? À elle-même ? À moi ?
Je me noie dans la routine : métro-boulot-dodo. Au bureau, mes collègues m’évitent ou me regardent avec une pitié gênée. Mon chef, Monsieur Lefèvre, m’a proposé un arrêt maladie. J’ai refusé. Je préfère l’anesthésie du travail à la douleur du vide à la maison. Mais chaque soir, en rentrant, je retrouve Suze assise sur le canapé, fixant le vide. Parfois, elle me lance :
— Tu te souviens de la dernière fois qu’il a ri ?
Je hoche la tête. Je me souviens de tout. De chaque détail. De chaque seconde qui a précédé l’accident. Et surtout de cette dispute stupide le matin-même :
— Darius, tu peux au moins l’emmener à l’école aujourd’hui ?
— J’ai une réunion importante…
— Toujours plus important que ta famille !
Je suis parti en claquant la porte. Léon m’a couru après pour un dernier bisou. Je lui ai dit : « On se voit ce soir, mon grand ! » Je n’ai pas tenu ma promesse.
Les semaines passent et la culpabilité me ronge. Suze m’accuse en silence ; je sens son regard lourd de reproches quand je rentre tard ou que j’évite la chambre de Léon. Un soir, elle explose :
— Si tu avais été là… Si tu avais pris cinq minutes pour lui…
Je n’ai rien répondu. Comment lui dire que je me le répète chaque nuit ? Que je revois sans cesse la scène ? Que je donnerais tout pour remonter le temps ?
Ma mère essaie de nous aider. Elle vient avec des plats faits maison, tente de parler à Suze qui reste muette ou s’enferme dans la salle de bains. Un dimanche, elle m’a pris la main :
— Tu dois parler à Suze. Vous devez affronter ça ensemble.
Mais comment affronter l’inacceptable ? Comment parler quand chaque mot fait mal ?
Un soir d’automne, alors que la pluie tambourine contre les vitres, Suze me tend une lettre froissée :
« Darius,
Je n’y arrive plus. Je t’en veux autant que je m’en veux à moi-même. Léon me manque à en crever et je ne sais plus comment vivre sans lui ni sans toi.
Suze »
Elle part chez sa sœur à Lyon le lendemain. Je reste seul avec les souvenirs et le silence assourdissant de l’appartement vide.
Les jours deviennent des semaines. Je consulte un psy, sur les conseils de ma mère. Il s’appelle Monsieur Girard et il m’écoute sans juger. Il me dit que la culpabilité est normale, mais qu’il faut apprendre à vivre avec.
Un soir, alors que je range les affaires de Léon pour la première fois depuis des mois, je tombe sur un carnet où il avait écrit maladroitement : « Papa et maman sont mes héros ». Je m’effondre.
Suze revient un matin d’hiver. Elle a changé ; ses yeux sont cernés mais elle parle enfin :
— On ne pourra jamais oublier Léon… Mais on doit apprendre à vivre pour lui.
Nous décidons d’aller ensemble au cimetière, main dans la main pour la première fois depuis longtemps. Devant la petite stèle blanche, Suze murmure :
— Pardon mon ange… On va essayer d’être heureux pour toi.
Depuis ce jour-là, rien n’est plus comme avant mais nous avançons pas à pas. Nous parlons davantage, nous pleurons ensemble et parfois — rarement — nous sourions en évoquant un souvenir heureux de Léon.
Est-ce qu’on guérit vraiment un jour d’une telle perte ? Est-ce que la vie peut reprendre son cours après avoir touché le fond ? Je vous pose la question : comment fait-on pour continuer à aimer quand tout semble perdu ?