Sur les marches de l’escalier : Fuir l’enfer et retrouver ma dignité

« Maman, pourquoi on part en pyjama ? » La voix de Camille tremble, à peine un souffle dans la nuit. Je serre sa main, j’attrape Paul dans mes bras, et je claque la porte derrière nous. Mon cœur cogne si fort que j’ai peur qu’il explose. Dans l’appartement, derrière cette porte, il y a encore les cris de Vincent, les éclats de verre, la peur qui colle à la peau comme une seconde sueur. Je descends les marches quatre à quatre, sans me retourner. J’ai oublié mes chaussures. J’ai oublié tout ce qui n’est pas essentiel : mes enfants, et ce qu’il me reste de courage.

Dehors, l’air est glacial. Paris dort, indifférente à notre fuite. Je presse Camille contre moi, Paul s’accroche à mon cou. Je n’ai pas de plan. Juste l’instinct de survie. Je pense à Sophie, ma meilleure amie depuis le lycée. Elle habite à deux rues d’ici. Elle saura quoi faire. Elle m’a toujours dit : « Si un jour tu as besoin, tu viens chez moi, n’importe quand. »

Je traverse la rue en courant, évitant les flaques et les souvenirs. Arrivée devant l’immeuble de Sophie, je compose son code d’entrée. Je monte les escaliers, chaque marche me rapproche d’un peu de chaleur, d’un peu d’espoir. Je frappe doucement pour ne pas réveiller tout l’immeuble. J’entends des pas derrière la porte.

« Qui est-ce ? »

« C’est moi… Claire. S’il te plaît, ouvre-moi. »

Un silence. Puis la porte s’entrouvre sur le visage fatigué de Sophie. Elle regarde mes enfants blottis contre moi, nos pieds nus.

« Qu’est-ce que tu fais là ? Il est trois heures du matin ! »

Je sens mes larmes monter.

« Je… Je n’avais nulle part où aller… Vincent… Il a encore… »

Elle soupire, regarde derrière elle.

« Écoute Claire, je peux pas ce soir. Marc dort, il bosse tôt demain… Je suis désolée… Essaie de te débrouiller, d’accord ? »

La porte se referme lentement. Je reste figée, incapable de bouger. Camille pleure en silence. Paul s’endort sur mon épaule.

Je redescends les escaliers, chaque marche plus lourde que la précédente. Je m’assieds sur la cage d’escalier glacée, mes enfants contre moi. Le néon grésille au-dessus de nos têtes. J’ai froid jusqu’aux os.

Je pense à toutes ces fois où j’ai cru que ça irait mieux. À toutes ces excuses que je me suis inventées pour rester : « Il va changer », « C’est pour les enfants », « Je n’ai nulle part où aller ». Ce soir, je n’ai plus d’excuses. Juste une certitude : je ne peux plus retourner en arrière.

Les heures passent lentement. Camille s’endort contre moi. Je regarde mon téléphone : plus de batterie. Je n’ose pas réveiller les voisins ; je ne veux pas de leurs regards pleins de pitié ou de jugement.

Au petit matin, une porte s’ouvre à l’étage au-dessus. Madame Lefèvre descend avec son chien.

« Claire ? Mais qu’est-ce que vous faites là ? Vous allez attraper la mort ! Venez chez moi tout de suite ! »

Je fonds en larmes devant cette femme que je connais à peine mais qui me tend la main sans hésiter.

Chez elle, elle me prépare un thé brûlant et des tartines pour les enfants.

« Vous savez, ma fille aussi a traversé ça… Vous n’êtes pas seule. Il faut appeler le 3919. Ils peuvent vous aider à trouver un foyer d’urgence… »

Je hoche la tête, incapable de parler. Les enfants mangent en silence.

Plus tard dans la journée, une assistante sociale arrive. Elle parle doucement, me pose mille questions auxquelles je réponds machinalement : « Oui, il m’a frappée… Oui, devant les enfants… Non, je ne veux plus rentrer… Oui, j’ai peur… »

On nous trouve une place dans un foyer pour femmes victimes de violences conjugales à Montreuil. J’y arrive avec un sac plastique contenant quelques vêtements prêtés par Madame Lefèvre et un vieux doudou retrouvé au fond de sa boîte à jouets.

La première nuit au foyer est étrange : trop calme après tant de tempêtes. Camille s’endort dans mes bras ; Paul serre son doudou contre lui.

Les jours suivants sont difficiles. Les enfants posent des questions auxquelles je ne sais pas répondre :

« Est-ce qu’on va revoir papa ? »
« Pourquoi il était méchant ? »
« Quand est-ce qu’on rentre à la maison ? »

Je fais semblant d’être forte mais je m’effondre chaque soir dans la salle de bains commune du foyer.

Un matin, alors que j’accompagne Camille à l’école du quartier, je croise Sophie sur le trottoir. Elle détourne les yeux mais je m’arrête devant elle.

« Pourquoi tu ne m’as pas ouvert ? Pourquoi tu m’as laissée dehors avec mes enfants ? »

Elle rougit, bafouille :

« Je… J’avais peur que Marc ne comprenne pas… On a eu des problèmes d’argent… Je suis désolée Claire… Vraiment… »

Je sens la colère monter mais aussi une immense tristesse.

« Tu sais Sophie, parfois on croit connaître ses amis… Mais c’est dans les pires moments qu’on découvre vraiment qui est là pour nous. »

Elle baisse les yeux et s’éloigne sans un mot.

Au foyer, je rencontre d’autres femmes comme moi : Fatima qui a fui son mari violent avec trois enfants ; Marie qui a tout quitté du jour au lendemain ; Élodie qui n’a plus parlé depuis des semaines. On se serre les coudes comme on peut. On partage nos histoires autour d’un café tiède et d’un gâteau sec.

Petit à petit, je retrouve un peu de force. J’apprends à remplir des dossiers administratifs compliqués ; je découvre qu’il existe des aides pour se reloger ; j’écoute les conseils des éducatrices spécialisées qui nous encouragent à croire en l’avenir.

Un soir, Camille me demande :

« Maman, est-ce qu’on va être heureuses ici ? »

Je la regarde et je lui souris faiblement :

« On va essayer ma chérie… On va essayer très fort… »

Aujourd’hui encore, il m’arrive de repenser à cette nuit sur la cage d’escalier froide. À cette solitude absolue où j’ai cru tout perdre – et où j’ai finalement commencé à me retrouver moi-même.

Est-ce qu’on peut vraiment se reconstruire après avoir tout quitté ? Est-ce que le courage suffit quand on n’a plus rien ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?