Soixante-dix ans derrière le comptoir : l’adieu de Marcel à la quincaillerie du quartier

— Tu vas vraiment partir, Marcel ?

La voix de Lucie, ma petite-fille, tremble dans l’air saturé de poussière et d’odeurs de bois. Je suis debout derrière le comptoir, là où j’ai vu défiler des générations de clients, de voisins, d’amis. Mes mains tremblent un peu en rangeant les dernières vis dans leur boîte. Je n’arrive pas à répondre tout de suite. Je regarde le vieux calendrier publicitaire accroché au mur, jauni par le temps : 1954. L’année où j’ai commencé ici, à dix-huit ans, avec mon père.

— Oui, Lucie. Il est temps.

Elle baisse les yeux. Je sens son inquiétude. Toute la famille est là ce soir : ma fille Sophie, mon gendre Alain, mes deux petits-enfants. Même Madame Dupuis, la doyenne de la rue, s’est déplacée avec son déambulateur pour me dire au revoir.

— Tu vas t’ennuyer, papy ?

Je souris faiblement. La vérité, c’est que je ne sais pas. Je n’ai jamais rien fait d’autre. La quincaillerie a été mon univers, mon abri contre les tempêtes de la vie. Quand ma femme Jeanne est partie trop tôt, c’est ici que je me suis réfugié. Quand Sophie a eu ses problèmes d’ado, c’est ici que je trouvais la force de continuer.

Mais ce soir, alors que les clients défilent pour me serrer la main et me remercier — « Merci pour le conseil sur la chaudière ! », « Sans vous, je n’aurais jamais réparé mon portail ! » — je sens une boule dans ma gorge. Je me demande si tout cela a vraiment eu un sens.

Sophie s’approche et me prend la main.

— Papa… Tu sais, tu as été un pilier pour tout le quartier. Mais… tu as aussi été absent à la maison. Tu te souviens du Noël où tu n’es pas venu parce qu’il y avait une fuite chez les Martin ?

Je baisse la tête. Oui, je m’en souviens. J’ai raté tant de moments. Les anniversaires, les vacances à la mer… Toujours une urgence, une serrure à changer, un client en détresse.

— J’ai fait ce que je pouvais…

Ma voix se brise. Lucie me serre fort dans ses bras.

— On t’aime quand même, papy.

Les souvenirs affluent : les rires des enfants qui jouaient entre les rayons pendant que je servais les clients ; les disputes avec Jeanne qui me reprochait de ne jamais décrocher ; les longues soirées d’hiver à faire l’inventaire seul sous la lumière blafarde du néon.

Le maire arrive avec un bouquet de fleurs et un discours tout prêt.

— Marcel, au nom de la commune, merci pour votre dévouement !

Tout le monde applaudit. Je souris mécaniquement. Mais au fond de moi, je sens une fatigue immense. Soixante-dix ans à donner sans compter… Pour quoi ?

Après la petite fête improvisée, je reste seul dans le magasin. Je caresse le vieux comptoir en bois massif que mon père avait fabriqué lui-même. Je me souviens de ses mots :

— Ici, tu apprendras la patience et l’humilité. Mais n’oublie jamais ta famille.

J’ai oublié parfois.

Le lendemain matin, je me réveille sans réveil pour la première fois depuis des décennies. Le silence est assourdissant. Je tourne en rond dans mon appartement trop grand pour moi seul. J’ouvre le journal : « Marcel Lemoine prend sa retraite après 70 ans à la quincaillerie du centre ». Les commentaires affluent sur internet : certains m’encensent — « Un exemple ! » — d’autres critiquent — « Travailler autant, c’est fuir sa vie privée ».

Je ne peux m’empêcher de lire chaque mot. Certains disent que j’ai sacrifié ma famille pour mon travail. D’autres admirent ma fidélité. Qui a raison ?

Sophie vient me voir l’après-midi.

— Papa… Tu veux venir avec nous au parc ? Les enfants seraient contents.

Je hoche la tête. J’accepte enfin cette main tendue que j’ai trop souvent repoussée par le passé.

Au parc, je regarde Lucie et Paul courir après un ballon. Je sens une larme couler sur ma joue ridée. Peut-être qu’il n’est pas trop tard pour rattraper le temps perdu ?

Le soir venu, je repense à tout ce que j’ai donné à ce quartier, à cette ville… et à tout ce que j’ai laissé filer entre mes doigts.

Ai-je eu raison de consacrer toute ma vie à mon travail ? Peut-on vraiment réparer ce qu’on a manqué avec ceux qu’on aime ? Qu’en pensez-vous ?