Silence sur l’escalier : Mon cri pour la dignité à l’automne de la vie
— Excusez-moi, pourriez-vous m’aider avec ce sac ?
Ma voix tremble à peine, mais elle se perd dans le vacarme de l’escalier. Un jeune homme, casque vissé sur les oreilles, passe devant moi sans même lever les yeux. Je reste figée, mon cabas plein de courses serré contre ma poitrine, le souffle court. Les marches semblent plus hautes que d’habitude, plus hostiles aussi. Je sens la brûlure dans mes genoux, la honte dans ma gorge.
Je m’appelle Geneviève. J’ai 73 ans et j’habite ce vieil immeuble du 14e arrondissement depuis plus de quarante ans. J’y ai élevé mes deux enfants, Lucie et Antoine. J’y ai connu les rires, les disputes, les fêtes de voisins sur le palier. Aujourd’hui, il ne reste que le silence et l’écho de mes pas fatigués.
— Maman, tu devrais penser à une résidence, tu sais…
La voix de Lucie résonne dans ma tête. Elle me le répète à chaque visite, trop brève, trop pressée. Elle croit bien faire. Mais comment lui expliquer que quitter ces murs serait comme mourir une seconde fois ?
Je reprends mon souffle et tente une nouvelle fois de gravir la marche suivante. Une porte claque à l’étage. Des éclats de voix d’enfants me parviennent, joyeux, insouciants. Je souris malgré moi. Mais personne ne vient. Personne ne voit la vieille dame qui lutte avec son sac trop lourd.
Je me souviens d’un temps où les voisins s’entraidaient. Où Madame Lefèvre du troisième descendait toujours un gâteau pour les anniversaires. Où Monsieur Bernard du rez-de-chaussée me proposait son bras pour monter les courses quand j’étais enceinte d’Antoine. Aujourd’hui, chacun vit derrière sa porte blindée, protégé de tout, même du regard des autres.
J’arrive enfin à mon étage. Mes mains tremblent en cherchant la clé. Je sens une larme couler sur ma joue ridée. Je l’essuie d’un revers impatient. Je ne veux pas pleurer pour si peu.
Dans l’appartement, tout est silencieux. Trop silencieux. Je pose mon sac sur la table et m’assieds lourdement. Le téléphone fixe trône au centre du salon comme un vestige d’un autre temps. Il ne sonne presque plus. Antoine vit à Lyon, il m’appelle le dimanche soir, par habitude plus que par envie.
Je repense à ce matin-là, il y a trois ans, quand Jacques est parti sans prévenir. Mon mari, mon complice de toujours. Depuis, la solitude s’est installée comme une brume épaisse. Les journées s’étirent, monotones, rythmées par les bulletins météo et les souvenirs qui me hantent.
Je me lève pour préparer un café. Le percolateur gronde doucement, comme un vieux chat ronronnant. J’observe par la fenêtre les passants pressés sur le trottoir en bas. Personne ne regarde jamais en l’air.
Soudain, on frappe à la porte. Mon cœur s’accélère.
— Bonjour Madame Martin !
C’est Camille, la petite du cinquième. Elle a huit ans et des tresses rousses qui sautillent quand elle court.
— Maman m’a dit de vous apporter ce gâteau au chocolat !
Je souris, émue malgré moi.
— Merci Camille… Tu veux un verre de jus d’orange ?
Elle hoche la tête avec enthousiasme et s’installe dans la cuisine.
— Vous êtes toute seule ?
Sa question me désarme. Je hoche la tête.
— Oui, mais tu sais, parfois c’est bien aussi d’être seule… On peut penser à plein de choses.
Elle me regarde avec ses grands yeux clairs.
— Moi j’aime pas être seule…
Je ris doucement.
— Moi non plus, tu sais.
Camille repart en courant après avoir englouti son gâteau. Le silence retombe aussitôt.
Le soir venu, je m’installe devant la télévision sans vraiment regarder l’écran. Les images défilent sans m’atteindre. Je pense à tous ces vieux que je croise parfois dans la rue ou à la pharmacie. Nous nous saluons d’un signe de tête timide, complices dans notre invisibilité.
Un jour, au marché, j’ai entendu deux jeunes femmes parler :
— Tu as vu cette mamie ? Elle bloque tout le passage avec son caddie !
J’ai baissé les yeux, honteuse d’exister trop lentement pour leur monde pressé.
Pourquoi sommes-nous devenus transparents ? Pourquoi notre expérience et nos histoires n’intéressent-elles plus personne ?
Le lendemain matin, je décide d’écrire une lettre à Lucie et Antoine. Je leur raconte ma journée sur l’escalier, ma solitude, mon besoin d’être vue autrement que comme un poids ou une charge à gérer entre deux réunions Zoom.
Je termine ma lettre ainsi :
« J’aimerais que vous vous souveniez que j’ai été jeune moi aussi. Que j’ai aimé, ri, pleuré… Que je suis encore là, même si mes cheveux sont blancs et mes mains tremblent parfois. »
En glissant l’enveloppe dans la boîte aux lettres, je sens un poids se lever de mes épaules.
Le soir même, Lucie m’appelle :
— Maman… Je suis désolée si tu t’es sentie seule ou invisible… On pourrait venir dîner dimanche ? Avec les enfants ?
Mon cœur se serre de joie et d’appréhension mêlées.
— Bien sûr… Je ferai ton plat préféré.
En raccrochant, je me demande combien d’autres mères ou pères attendent ce coup de fil qui ne vient jamais.
Est-ce donc cela vieillir en France aujourd’hui ? Devenir invisible aux yeux de ceux qu’on a tant aimés ? Ou pouvons-nous encore espérer retrouver notre place dans le regard des autres ?