Sept Nuits Blanches : Comment Antoine a Disparu et Ma Vie a Basculé
« Tu ne dors plus, Lucie. Tu ne dors plus du tout. » La voix de ma mère résonne dans la cuisine, sèche, presque accusatrice. Je serre la tasse de café brûlant entre mes mains tremblantes. Dehors, la pluie martèle les volets de notre appartement à Nantes. Camille, ma fille de six ans, dessine en silence sur la table, ses yeux cherchant les miens, cherchant une explication que je ne peux pas lui donner.
Antoine n’est pas rentré depuis sept jours. Sept nuits blanches à fixer le plafond, à écouter chaque bruit du palier, à espérer le grincement familier de la porte d’entrée. La police m’a dit d’attendre. « Les adultes ont le droit de disparaître, madame. » Mais comment expliquer à Camille que son père a le droit de ne plus l’aimer ?
Ma mère s’affaire derrière moi, rangeant les assiettes avec une énergie nerveuse. « Je t’avais prévenue, Lucie. Antoine était trop sensible pour cette vie. Il n’a jamais supporté la pression. »
Je me retourne brusquement : « Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que je n’ai rien vu venir ? »
Elle soupire, lasse : « Tu travailles trop. Tu n’es jamais là pour lui. »
Je voudrais hurler. Oui, je travaille beaucoup – infirmière aux urgences du CHU, des horaires impossibles, des nuits à courir entre les chambres et les alarmes. Mais c’est pour nous, pour Camille, pour payer ce loyer trop cher et offrir un peu de stabilité dans ce monde qui s’effrite.
Le téléphone vibre sur la table. Un message : « Toujours pas de nouvelles ? » C’est Claire, ma collègue et amie. Je tape une réponse rapide : « Non. Je craque. »
Camille lève la tête : « Maman, papa va revenir ? »
Je ravale mes larmes. « Je ne sais pas, ma chérie. Mais je suis là, moi. »
La nuit tombe tôt en février. Je couche Camille, lui lis une histoire qu’elle n’écoute pas vraiment. Elle serre fort son doudou contre elle. Quand elle s’endort enfin, je m’effondre sur le canapé. Les souvenirs affluent : Antoine qui rit dans la cuisine, qui danse maladroitement avec Camille sur « La Vie en rose », qui me serre dans ses bras après une garde difficile.
Mais il y a aussi les disputes. Les reproches voilés : « Tu rentres tard… Camille me demande toujours où tu es… On ne se voit plus… » Et moi qui réponds sèchement : « Tu pourrais chercher du travail aussi ! »
La vérité ? Antoine n’a jamais retrouvé sa place après son licenciement de la SNCF il y a deux ans. Il traînait à la maison, bricolait un peu, s’occupait de Camille… mais je sentais son regard se perdre dans le vide de plus en plus souvent.
Ma mère revient le lendemain matin avec des croissants et des conseils non sollicités : « Tu devrais appeler ses parents à Angers. Peut-être qu’il est là-bas ? »
Je cède et compose le numéro de ma belle-mère. Sa voix tremble : « Non Lucie… On n’a pas eu de nouvelles non plus… Mais tu sais comment il est… Il reviendra quand il sera prêt… »
Mais si cette fois il ne revenait pas ?
Au travail, je fais semblant d’aller bien. Claire me couvre quand je m’éclipse aux toilettes pour pleurer en silence. Les patients défilent – un accident de scooter, une crise d’asthme, une vieille dame qui me serre la main en murmurant : « Ne partez pas… »
Le soir du cinquième jour, Camille fait une crise : elle refuse de manger, hurle que c’est de ma faute si papa est parti. Je perds patience et je crie aussi fort qu’elle. Ma mère intervient : « Ce n’est pas comme ça que tu vas t’en sortir ! »
Je claque la porte et descends fumer dans la rue sous la pluie battante. Je me sens minuscule, coupable, incapable d’être à la hauteur.
Le sixième jour, un policier passe à la maison pour vérifier s’il y a du nouveau. Il regarde autour de lui – les dessins de Camille accrochés au frigo, les chaussures d’Antoine encore dans l’entrée – et me dit doucement : « Parfois ils reviennent quand on s’y attend le moins… »
Mais moi j’ai arrêté d’espérer.
Le septième jour, je trouve une lettre dans la boîte aux lettres. L’écriture d’Antoine. Mes mains tremblent tellement que j’ai du mal à ouvrir l’enveloppe.
« Lucie,
Je suis désolé. Je n’arrive plus à respirer ici. Je t’aime mais je me perds chaque jour un peu plus dans cette vie qui n’est plus la mienne. Prends soin de Camille pour moi. Peut-être qu’un jour je reviendrai.
Antoine »
Je m’effondre sur le carrelage froid du couloir.
Ma mère me trouve là et s’agenouille près de moi : « Il faut tenir pour Camille… »
Mais comment tenir quand on ne sait même plus qui on est ? Quand on se demande chaque matin si on aurait pu faire autrement ?
Aujourd’hui encore, alors que je regarde Camille jouer seule dans sa chambre, je me demande : est-ce vraiment seulement Antoine qui était brisé ? Ou bien est-ce notre société qui broie les hommes silencieux ? Et moi… ai-je fait tout ce que je pouvais ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?