Sans-abri à Lyon : Comment les échecs ont bouleversé ma vie et celle de ma famille

— Tu comptes rester là toute la nuit, Julien ?

La voix de mon petit frère, Lucas, tremblait autant que mes mains gelées. Il était presque minuit, le parc de la Tête d’Or était désert, et le froid de février s’infiltrait dans mes os. Je serrais contre moi le vieux sac à dos qui contenait toute ma vie : un pull troué, un carnet de parties d’échecs griffonné, et une photo froissée de ma mère.

— J’ai nulle part où aller, Lucas. Toi non plus, non ?

Il ne répondit pas. Il s’assit à côté de moi sur le banc, les yeux rouges d’avoir pleuré. Depuis que notre père avait claqué la porte après une dispute violente avec maman, tout s’était effondré. Elle avait sombré dans la dépression, perdant son emploi d’aide-soignante à l’hôpital Édouard-Herriot. Les factures s’accumulaient, puis l’avis d’expulsion est arrivé. En quelques semaines, nous étions dehors.

La première nuit dans la rue, j’ai cru que je n’y survivrais pas. Mais c’est là, entre deux rondes de policiers et les insultes des passants, que j’ai rencontré Gérard. Un vieux monsieur à la barbe blanche qui installait chaque matin un échiquier sur une table en pierre du parc.

— Tu sais jouer ? m’a-t-il demandé un matin où je grelottais près de lui.

J’ai haussé les épaules. J’avais appris les règles à l’école primaire, mais jamais sérieusement. Gérard m’a tendu un pion.

— Les échecs, c’est comme la vie : il faut anticiper les coups durs.

À partir de ce jour-là, chaque matin, je retrouvais Gérard. Il me prêtait son vieux manteau pendant qu’on jouait. Lucas nous observait en silence, fasciné par la concentration qui se lisait sur nos visages. Peu à peu, j’ai compris que les échecs étaient plus qu’un jeu : c’était une façon de reprendre le contrôle sur quelque chose, alors que tout m’échappait.

Mais la rue ne pardonne pas. Un soir, alors que je rentrais au squat où nous dormions parfois, j’ai trouvé Lucas en larmes. Un homme lui avait volé son sac et l’avait menacé. J’ai senti la rage monter en moi.

— On ne peut pas continuer comme ça !

Mais où aller ? Maman passait ses journées à errer dans les rues de la Guillotière, perdue dans ses pensées. J’ai tenté de l’approcher :

— Maman, viens avec nous au parc. Gérard peut t’aider aussi.

Elle m’a regardé sans me voir, murée dans sa tristesse.

Un matin, Gérard m’a proposé d’inscrire Lucas et moi au tournoi d’échecs du quartier Croix-Rousse.

— Tu as du talent, Julien. Et puis… il y a un prix pour les gagnants.

J’ai hésité. Comment affronter des enfants bien habillés, accompagnés de leurs parents ? Nous n’avions même pas de quoi nous laver correctement. Mais Lucas a insisté :

— On n’a rien à perdre.

Le jour du tournoi, j’ai emprunté une chemise à Gérard. Lucas portait un pull trop grand pour lui. Les regards des autres participants étaient lourds de jugements. Mais dès la première partie, j’ai senti une force nouvelle en moi. Chaque coup était une revanche sur la vie.

Lucas a perdu rapidement, mais il m’a encouragé :

— Vas-y, Julien ! Montre-leur !

J’ai enchaîné les victoires. En finale, j’ai affronté un garçon du lycée du Parc. Il jouait vite, sûr de lui. Mais j’ai gardé mon calme, repensant aux conseils de Gérard : « Observe, anticipe, ne te précipite pas. »

J’ai gagné.

Le prix n’était pas énorme : un bon d’achat dans une librairie et une invitation à rejoindre le club d’échecs local. Mais ce soir-là, pour la première fois depuis des mois, Lucas et moi avons ri ensemble.

Grâce au club, j’ai rencontré Madame Lefèvre, une assistante sociale passionnée d’échecs. Elle a écouté notre histoire sans juger.

— Vous avez besoin d’un toit, pas seulement d’un échiquier.

Elle nous a aidés à trouver une place dans un foyer pour jeunes en difficulté. Maman a accepté de suivre un accompagnement psychologique. Lentement, notre famille a commencé à se reconstruire.

Mais tout n’était pas réglé. Au foyer, certains jeunes se moquaient de moi :

— Le champion des clodos !

J’ai failli abandonner les échecs. Mais Gérard m’a rappelé :

— Ce n’est pas ce qu’ils pensent qui compte. C’est ce que tu fais de ta vie.

Aujourd’hui, je donne des cours d’échecs à des enfants du quartier Monplaisir. Lucas va mieux, il rêve de devenir éducateur spécialisé. Maman travaille à mi-temps dans une maison de retraite.

Parfois, je repense à ces nuits glacées sur le banc du parc. Si je n’avais pas rencontré Gérard… Si je n’avais pas osé affronter le regard des autres…

Est-ce qu’une passion peut vraiment changer le destin d’une famille ? Ou bien est-ce la force de croire en soi qui fait toute la différence ? Qu’en pensez-vous ?