Samedi à l’Intermarché : Quand la vie bascule en un instant
— Madame, vous comptez payer comment ?
La voix sèche de la caissière, Élodie, me transperce alors que je fouille nerveusement dans mon sac. Les files d’attente s’allongent derrière moi, les soupirs s’accumulent, et je sens déjà les regards peser sur mes épaules voûtées. Je m’appelle Madeleine, j’ai soixante-dix-sept ans, et ce matin-là, à l’Intermarché de mon quartier à Dijon, j’aurais voulu disparaître.
Je cherche ma carte bleue, mais mes doigts tremblent. Je la sais là, quelque part, entre mon vieux portefeuille en cuir et le paquet de mouchoirs que j’emporte toujours. Derrière moi, une femme murmure :
— Toujours pareil avec les vieux, ils bloquent tout…
Je me raidis. J’entends tout. Je voudrais leur crier que j’ai été institutrice pendant quarante ans, que j’ai élevé deux enfants seule après la mort de mon mari, que je ne suis pas une charge. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.
Élodie s’impatiente :
— Madame, si vous n’avez pas de quoi payer, il faut laisser passer les autres clients.
Je sens mes joues brûler. Je trouve enfin la carte, mais dans la précipitation, elle glisse de mes mains et tombe au sol. Un jeune homme derrière moi ricane :
— Elle va nous faire perdre la matinée…
Je me penche pour ramasser la carte, mais une douleur fulgurante me traverse le dos. Je me redresse difficilement. Mon cœur bat trop vite. Je tends la carte à Élodie qui la prend sans un mot, l’insère dans le terminal. Refusée.
— Votre carte ne passe pas.
Je balbutie :
— Ce n’est pas possible… J’ai vérifié hier…
Les gens s’impatientent. Une autre caissière s’approche :
— Il y a un problème ?
Élodie hausse le ton :
— Madame refuse de payer ou n’a pas d’argent.
Je sens la panique monter. Je bredouille que je peux appeler ma fille, qu’elle va venir régler. Mais déjà, un agent de sécurité s’approche, grand, froid, le regard dur.
— Madame, veuillez nous suivre.
Je proteste faiblement. On me fait signe de quitter la caisse. Mes courses restent là, abandonnées sur le tapis roulant. Les clients me dévisagent comme si j’étais une voleuse. J’entends des mots qui me blessent :
— Encore une qui veut profiter du système…
— À leur âge, ils devraient rester chez eux…
On m’emmène dans une petite pièce à l’écart. L’agent de sécurité me demande mes papiers d’identité. Mes mains tremblent tellement que je n’arrive pas à ouvrir mon sac. Il soupire bruyamment.
— Vous savez que c’est un délit de tenter de partir sans payer ?
Je proteste :
— Mais je n’ai rien volé ! Ma carte ne marche pas, c’est tout…
Il ne m’écoute pas vraiment. Il appelle la police. J’entends sa voix monotone donner mon nom à travers la porte entrouverte.
Quelques minutes plus tard — ou peut-être des heures, je ne sais plus — deux policiers entrent. L’un d’eux me regarde avec lassitude.
— Madame Madeleine Dupuis ? On nous a signalé un incident.
Je tente d’expliquer, mais ma voix se brise. Je sens les larmes monter. L’autre policier me regarde avec un peu plus de douceur.
— Vous avez quelqu’un à prévenir ?
Je bredouille le numéro de ma fille, Claire. Ils l’appellent devant moi.
— Bonjour madame, ici la police nationale… Oui, votre mère… Non, elle va bien mais il faudrait venir au supermarché…
J’entends la panique dans la voix de Claire à travers le combiné. Elle promet d’arriver au plus vite.
Pendant ce temps, l’agent de sécurité continue de me surveiller comme si j’étais une criminelle. Je repense à toutes ces années où j’ai travaillé dur pour offrir une vie décente à mes enfants. À toutes ces fois où j’ai aidé mes voisins âgés à faire leurs courses parce qu’ils avaient peur du regard des autres ou des files d’attente interminables.
Claire arrive enfin, essoufflée, les yeux rouges d’inquiétude.
— Maman ! Qu’est-ce qui s’est passé ?
Je tente d’expliquer mais les mots se bousculent. Claire se tourne vers les policiers :
— Ma mère n’a jamais eu de problème avec l’argent ! C’est ridicule !
Elle sort sa propre carte et règle les courses restées à la caisse. Les policiers hochent la tête et s’excusent vaguement avant de repartir. L’agent de sécurité marmonne quelque chose sur « procédure » et « règlement ».
Nous sortons du supermarché sous les regards curieux des clients qui n’ont rien raté du spectacle. Dans la voiture, Claire serre ma main.
— Tu n’as rien fait de mal, maman.
Mais je sens que quelque chose s’est brisé en moi ce matin-là. Ma dignité piétinée par des inconnus pressés et indifférents. Mon cœur meurtri par l’injustice et les préjugés.
Le soir même, mon petit-fils Hugo m’appelle :
— Mamie, maman m’a raconté… Ça va ?
J’essaie de sourire à travers le téléphone.
— Oui mon chéri… Mais tu sais, parfois on oublie que les vieux ont encore besoin d’être respectés.
Il reste silencieux un instant puis dit :
— Moi je t’aime fort mamie.
Je raccroche en retenant mes larmes. Je repense à cette journée qui aurait dû être banale et qui a tout bouleversé.
Pourquoi notre société oublie-t-elle si facilement ceux qui ont tant donné ? Pourquoi le regard des autres peut-il faire si mal ? Est-ce qu’un jour on apprendra à respecter nos aînés comme ils le méritent ?