Retrouver Camille : L’amour d’enfance face aux épreuves de la vie
« Tu crois qu’on peut vraiment oublier quelqu’un qu’on a aimé à quinze ans ? » La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, ce matin-là, alors que je fixe mon café froid. Je n’ai jamais su lui répondre. Je m’appelle Julien, j’ai trente-deux ans, et je vis toujours à Marseille, dans le même quartier populaire où j’ai grandi. Mais ce matin-là, tout bascule : je viens de recevoir un message anonyme sur Facebook. Juste une phrase : « Camille est revenue à Marseille. »
Camille… Ce prénom me brûle la gorge. Quinze ans plus tôt, elle habitait l’immeuble d’en face. Sa mère criait souvent, surtout le soir, quand l’odeur de vin blanc envahissait la cage d’escalier. Son père, ouvrier sur le port, est mort d’un accident stupide. Après ça, tout s’est effondré pour elle. Les services sociaux sont venus un matin d’hiver. J’étais là, caché derrière les rideaux, impuissant. Elle m’a lancé un dernier regard, les yeux gonflés de larmes. Depuis, plus rien.
J’ai grandi avec ce vide. J’ai essayé d’aimer d’autres filles – Élodie au lycée, puis Claire à la fac – mais aucune n’a jamais su combler ce manque. J’ai raté mes études, enchaîné les petits boulots : livreur de pizzas, vendeur chez Décathlon… Ma mère me répétait : « Il faut tourner la page, Julien ! » Mais comment tourner la page quand on n’a jamais lu la fin de l’histoire ?
Ce message me hante toute la journée. Le soir venu, je me décide à répondre : « Qui êtes-vous ? Où est Camille ? » Pas de réponse. Je passe la nuit à fouiller Internet, les réseaux sociaux, les forums d’anciens élèves. Rien. Le lendemain, je retourne dans notre ancien quartier. Je croise Mme Lefèvre, la voisine du rez-de-chaussée.
— Tu cherches quelqu’un, Julien ?
— Camille… Tu te souviens d’elle ?
Elle baisse les yeux.
— Pauvre petite… On dit qu’elle est revenue voir sa mère. Mais tu sais comment ça s’est fini…
Je serre les poings. Je sais trop bien comment ça s’est fini : sa mère morte d’une cirrhose, Camille placée en famille d’accueil à Aix-en-Provence. Plus personne n’a eu de nouvelles.
Je décide d’aller à Aix. Je frappe à toutes les portes des foyers pour jeunes filles. On me regarde comme un fou ou un pervers. Mais je m’en fiche. Après trois jours de recherches épuisantes, une éducatrice accepte enfin de me parler.
— Camille ? Oui… Elle est restée ici jusqu’à ses dix-huit ans. Après, elle est partie à Paris pour ses études.
— Vous avez une adresse ?
— Désolée, c’est confidentiel.
Je rentre à Marseille vidé mais déterminé. Je poste un message sur un groupe Facebook d’anciens du quartier : « Recherche Camille Martin, disparue depuis 2007. » Les jours passent sans réponse. Puis un soir, mon téléphone vibre : « Salut Julien. C’est moi. »
Mon cœur explose dans ma poitrine. On se donne rendez-vous sur le Vieux-Port, devant la grande roue. J’arrive en avance ; mes mains tremblent. Elle est là, assise sur un banc, les cheveux courts maintenant, le regard fatigué mais toujours aussi profond.
— Salut Julien…
— Salut Camille…
Un silence lourd s’installe.
— Pourquoi tu m’as cherché ?
— Parce que je n’ai jamais cessé de penser à toi.
Elle sourit tristement.
— Tu sais… J’ai eu une vie compliquée. J’ai cru que partir loin effacerait tout ça… Mais on n’efface rien.
On marche longtemps sur le port, on parle du passé, des blessures jamais refermées. Elle me raconte ses années en foyer : les familles d’accueil qui changent tous les six mois, l’impression d’être invisible partout où elle passe.
— À Paris, j’ai essayé de recommencer à zéro… J’ai même eu quelqu’un dans ma vie. Mais je n’arrive pas à aimer vraiment.
Je sens une boule dans ma gorge.
— Et maintenant ?
— Maintenant… Je ne sais pas.
On se revoit plusieurs fois. On rit parfois comme avant ; on pleure aussi beaucoup. Ma mère ne comprend pas pourquoi je m’accroche à cette histoire.
— Tu vas te faire du mal pour rien !
— Peut-être… Mais c’est mon choix.
Un soir d’été, alors qu’on regarde le coucher du soleil sur la plage du Prado, je prends sa main.
— On pourrait essayer… recommencer tous les deux ici ?
Elle retire doucement sa main.
— Julien… Je t’aime beaucoup. Mais je suis trop cassée pour aimer comme avant. J’ai besoin de me reconstruire seule.
Le choc est brutal. Je rentre chez moi en larmes pour la première fois depuis des années. Ma mère me serre dans ses bras comme quand j’étais enfant.
Les semaines passent. Camille m’écrit parfois ; elle me remercie de l’avoir retrouvée mais elle part s’installer à Lyon pour un nouveau travail social auprès des jeunes en difficulté.
Je reste là, seul avec mes souvenirs et mes regrets. Mais au fond de moi, je sais que j’ai fait ce qu’il fallait : lui montrer qu’elle comptait encore pour quelqu’un.
Aujourd’hui encore, je me demande : peut-on vraiment réparer ce que la vie a brisé ? Ou faut-il simplement apprendre à vivre avec nos cicatrices ? Qu’en pensez-vous ?