Retrouvailles à Montargis : Vingt-cinq ans après, l’amour ou l’illusion ?

« Tu n’as pas changé, Élodie. »

Sa voix tremblait à peine, mais dans ses yeux, je voyais la même intensité qu’à nos dix-huit ans. Nous étions là, au marché couvert de Montargis, entre les étals de fromages et de fleurs, vingt-cinq ans après ce dernier baiser sous la pluie, ce dernier adieu que je croyais définitif. Mon cœur battait si fort que j’avais l’impression que tout le monde pouvait l’entendre.

Je n’ai pas répondu tout de suite. J’ai observé Julien : ses cheveux poivre et sel, la ride soucieuse entre ses sourcils, mais ce sourire… Ce sourire qui m’avait fait chavirer au lycée Jean-Rostand. J’ai senti mes mains trembler sur le cabas de légumes. « Toi non plus », ai-je murmuré, la gorge serrée.

Il a ri doucement, ce rire qui fendait le silence de nos nuits adolescentes. « Tu mens. J’ai pris dix kilos et perdu mes illusions. »

J’ai voulu répondre par une pirouette, mais la vérité m’a coupé le souffle : moi aussi, j’avais perdu mes illusions. J’avais quitté Montargis pour Paris avec des rêves de théâtre et d’indépendance. J’étais revenue pour enterrer ma mère et régler la vente de la maison familiale. Je n’avais pas prévu de croiser Julien. Surtout pas lui.

« Tu es revenue pour longtemps ? »

La question flottait entre nous comme un reproche. Je savais ce qu’il voulait dire : es-tu revenue pour moi ?

« Juste quelques jours… Le temps de vider la maison. »

Il a hoché la tête, les yeux baissés. « Tu veux qu’on prenne un café ? »

J’ai hésité. J’ai pensé à mon mari, François, resté à Paris avec nos deux enfants. À la lassitude de notre couple, aux silences du soir devant la télévision. J’ai pensé à ce que j’avais fui ici : le regard des autres, les secrets de famille, la peur d’être jugée.

Mais j’ai dit oui.

Au Café du Commerce, tout semblait figé dans le temps : les nappes à carreaux rouges, le patron qui lisait La République du Centre derrière son comptoir, les habitués qui jouaient au PMU. Julien a commandé deux cafés crème. Il a posé ses mains sur la table, nerveux.

« Tu sais… Je t’ai cherchée pendant des années. »

J’ai senti une boule dans ma gorge. « Pourquoi ? »

Il a haussé les épaules. « Parce que tu étais la seule à me comprendre. Parce que j’ai jamais retrouvé ça avec personne. »

Un silence lourd s’est installé. J’ai repensé à nos promenades le long du canal, à nos rêves d’ailleurs, à cette nuit où je lui avais promis de l’attendre… puis à la lettre que je n’avais jamais envoyée.

« Tu es marié ? » ai-je demandé.

Il a souri tristement. « Divorcé depuis cinq ans. Deux ados qui me détestent la moitié du temps. Et toi ? »

« Mariée… Deux enfants aussi. »

Il a hoché la tête sans rien dire. J’ai senti une chaleur étrange monter en moi : de la honte, du regret ou peut-être… de l’espoir ?

« Pourquoi t’es partie sans rien dire ? » Sa voix était basse, presque un reproche d’enfant blessé.

J’ai baissé les yeux sur ma tasse. « Je ne pouvais pas rester… Ma mère voulait que je fasse médecine, mon père ne supportait pas l’idée que je sois avec toi… Tu sais bien comment ils étaient… »

Il a serré les poings. « On aurait pu partir ensemble ! »

J’ai eu envie de pleurer. « J’avais peur… Peur de tout perdre… »

Il a posé sa main sur la mienne. J’ai senti une décharge électrique me traverser le bras.

« On a déjà tout perdu, non ? »

Cette phrase m’a transpercée. Je me suis revue à dix-huit ans, pleine d’audace et d’espoir, persuadée que l’amour suffisait à tout réparer.

Nous sommes restés là longtemps, à parler du passé, des rêves brisés, des enfants qui grandissent trop vite et des parents qui meurent trop tôt. Il m’a raconté son divorce difficile, son père malade qu’il venait soigner chaque week-end à Montargis. Je lui ai parlé de mon métier d’institutrice à Paris, des compromis quotidiens avec François.

Le soir tombait quand nous avons quitté le café. Il m’a raccompagnée jusqu’à la maison familiale. Devant le portail rouillé, il s’est arrêté.

« Tu crois qu’on peut recommencer ? »

J’ai senti mon cœur se serrer. J’aurais voulu dire oui, tout quitter pour lui comme dans les romans. Mais la vie n’est pas un roman.

« Je ne sais pas… On n’est plus les mêmes… »

Il a souri tristement. « Peut-être qu’on n’a jamais vraiment changé… »

Je suis rentrée seule dans la maison vide. Les souvenirs me sautaient au visage : les photos jaunies sur le buffet, l’odeur du linge propre de ma mère, le silence assourdissant des pièces désertes.

Cette nuit-là, j’ai pleuré comme une enfant perdue.

Le lendemain matin, Julien m’attendait devant la boulangerie avec deux croissants chauds.

« On fait un tour au canal ? Comme avant ? »

Nous avons marché en silence sous les platanes. Il m’a parlé de ses regrets ; j’ai avoué les miens. Nous avons ri des bêtises du passé et pleuré sur ce qui ne reviendrait jamais.

Au bord de l’eau, il s’est arrêté : « Si tu restais ? Juste un peu plus longtemps… Pour voir… »

J’ai regardé le ciel gris de Montargis et j’ai pensé à Paris, à François qui ne me regardait plus depuis des années, à mes enfants qui n’avaient plus besoin de moi comme avant.

« Je ne sais pas si on peut réparer ce qu’on a cassé… Mais j’aimerais essayer », ai-je murmuré.

Il m’a pris dans ses bras et j’ai senti le temps s’arrêter.

Mais au fond de moi, une question me rongeait : est-ce l’amour retrouvé ou juste la nostalgie d’un bonheur perdu ? Peut-on vraiment recommencer sa vie à cinquante ans sans tout détruire autour de soi ?

Et vous… Auriez-vous eu le courage de tout quitter pour un amour d’adolescence ?