Rester Tard : L’Échappatoire de Charlotte
« Tu rentres encore à pas d’heure ? » La voix de Laurent résonne dans ma tête alors que je tape frénétiquement sur mon clavier, seule dans l’open space déserté. Il est 22h13. Les néons du bureau grésillent, la lumière froide accentue la fatigue sur mon visage reflété dans l’écran. Je n’ai pas envie de rentrer. Pas envie d’affronter son regard, ni ses remarques cinglantes.
Je m’appelle Charlotte, j’ai 38 ans, et je vis à Lyon depuis dix ans. Mon bureau est devenu mon refuge. Ici, personne ne me juge si je reste tard ; au contraire, on me félicite pour mon implication. « Charlotte, tu pourrais jeter un œil à mon dossier ? » « Charlotte, tu es la meilleure pour gérer ce client difficile ! » Je souris, j’aide, j’existe. Mais à la maison…
À la maison, c’est le silence ou les reproches. Laurent n’est plus l’homme que j’ai épousé. Avant, il m’appelait « ma belle », il préparait le dîner quand je rentrais tard. Aujourd’hui, il laisse traîner ses affaires partout, ne m’adresse la parole que pour râler : « T’as encore oublié d’acheter du pain ? » ou « Tu pourrais au moins faire un effort pour nous deux ! »
Je me souviens d’un soir de novembre, il y a deux ans. Nous étions assis côte à côte sur le canapé, un bol de soupe fumant entre les mains. Il m’a regardée avec tendresse : « Tu sais, je suis fier de toi. » J’ai cru que rien ne pourrait jamais briser cette bulle. Mais la routine s’est installée, les frustrations aussi. Son travail l’ennuie, il se plaint sans cesse de son patron, de ses collègues. Moi, j’écoute, je console… mais qui m’écoute, moi ?
Ce soir encore, j’ai prétexté une urgence au bureau pour éviter le dîner en tête-à-tête. J’ai vu son message s’afficher sur mon téléphone : « Tu comptes rentrer un jour ? » J’ai laissé le portable face cachée sur la table. Je n’ai pas la force de répondre.
Parfois, je me demande comment on en est arrivé là. Est-ce moi qui ai changé ? Ou lui ? Ou bien est-ce la vie qui nous a broyés lentement ? Ma mère me disait toujours : « Le mariage, c’est des efforts des deux côtés. » Mais quand l’un des deux arrête d’essayer…
J’entends la femme de ménage passer dans le couloir. Elle s’arrête devant ma porte : « Vous êtes encore là, madame Charlotte ? » Je souris faiblement : « Oui, je termine un dossier urgent. Bonne soirée, Fatoumata. » Elle me regarde avec compassion. Peut-être devine-t-elle ce que je fuis.
Il y a quelques semaines, j’ai surpris Laurent au téléphone avec sa sœur : « Charlotte n’est jamais là. On dirait qu’elle préfère son boulot à sa famille… » J’ai eu envie de hurler : « Mais quelle famille ? » Nous n’avons pas eu d’enfants – pas par choix, mais parce que la vie en a décidé ainsi. Peut-être que cela a creusé un vide entre nous.
Un vendredi soir, alors que je rentrais exceptionnellement tôt, j’ai trouvé Laurent affalé devant la télé, une bière à la main. Il n’a même pas levé les yeux quand je suis entrée. J’ai posé mes clés bruyamment sur la table. Rien. J’ai explosé :
— Tu pourrais au moins dire bonsoir !
Il a haussé les épaules :
— T’es jamais là de toute façon.
J’ai senti les larmes monter mais je les ai ravales. J’ai filé dans la salle de bains et j’ai pleuré en silence.
Depuis ce soir-là, quelque chose s’est cassé en moi. Je me suis mise à multiplier les heures supplémentaires, à accepter toutes les missions possibles. Mes collègues pensent que je suis ambitieuse ; en réalité, je fuis.
Un matin, ma meilleure amie Élodie m’a invitée à prendre un café avant le travail.
— Tu vas tenir longtemps comme ça ?
— Comme quoi ?
— À faire semblant que tout va bien…
Je n’ai rien répondu. Elle a posé sa main sur la mienne :
— Tu mérites mieux que ça, Charlotte.
Mais comment partir ? Comment admettre que mon mariage est un échec ? En France, on parle beaucoup du divorce mais quand ça nous arrive… c’est une autre histoire. Mes parents se sont séparés quand j’avais douze ans ; j’avais juré que jamais je ne ferais vivre ça à mes enfants… Ironie du sort.
Ce soir-là, alors que je rangeais enfin mes affaires pour rentrer chez moi – il était presque minuit – j’ai croisé mon reflet dans la vitre du tramway. Cernes profondes, regard éteint. Qui étais-je devenue ?
En rentrant à l’appartement, j’ai trouvé Laurent endormi sur le canapé, la télé allumée sur une émission débile. J’ai éteint doucement et me suis assise à côté de lui. Il a ouvert un œil :
— T’es rentrée…
— Oui.
Silence pesant.
— On fait quoi maintenant ? ai-je murmuré.
Il n’a pas répondu.
Cette nuit-là, j’ai compris que rien ne changerait si je continuais à fuir. Mais avais-je encore la force d’affronter la vérité ? De tout recommencer ?
Parfois je me demande : combien sommes-nous en France à vivre ainsi dans le silence et la lassitude ? À préférer le travail à la maison parce qu’on ne s’y sent plus chez soi ? Est-ce vraiment ça, la vie adulte ?