Rester Tard : Le Reflet d’une Vie Écorchée
— Tu comptes rentrer un jour, Charlotte ?
La voix de mon collègue, Antoine, résonne dans le silence du bureau désert. Il est 21h passées, la lumière blafarde des néons éclaire mon visage fatigué. Je sursaute, prise en flagrant délit d’évitement. Je souris faiblement.
— J’ai encore deux dossiers à finir, Antoine. Bonne soirée.
Il hausse les épaules, me lance un regard compatissant et s’éclipse. Je reste seule, entourée de piles de papiers et du bourdonnement rassurant des ordinateurs en veille. Ici, je me sens utile. Ici, personne ne me reproche mon existence.
Chez moi, c’est une autre histoire. Depuis des mois, mon appartement du 15e arrondissement est devenu une prison froide. Paul — mon mari depuis sept ans — n’est plus que l’ombre de l’homme que j’ai aimé. Il ne me regarde plus, ne m’écoute plus. Il me reproche tout : mes horaires, mes silences, ma fatigue. Mais il ne voit pas que c’est lui que je fuis.
Je range mes affaires à contrecœur et descends dans la rue. L’air de Paris est lourd ce soir, chargé d’une humidité poisseuse. Je marche lentement, espérant que le temps s’étire, que la nuit ne finisse jamais.
Quand j’ouvre la porte de l’appartement, Paul est assis dans le salon, la télévision allumée mais le regard perdu dans le vide. Il ne tourne même pas la tête vers moi.
— T’es encore en retard. Tu te fous de moi ou quoi ?
Sa voix claque comme un fouet. Je serre les dents.
— J’avais du travail…
— Toujours la même excuse ! Tu crois que je suis idiot ? Tu rentres tard exprès pour m’éviter !
Je sens la colère monter, mais aussi une immense lassitude. Je n’ai plus la force de me battre.
— Peut-être que si tu me respectais un peu plus, j’aurais envie de rentrer…
Il se lève brusquement, renversant sa chaise.
— Ah parce que maintenant c’est moi le problème ? Tu te prends pour qui ? Tu crois que je vois pas comment tu souris à tes collègues ? À Antoine ?
Je reste figée. Il y a dans sa voix une jalousie maladive, un mépris qui me glace le sang.
— Antoine est mon collègue, rien de plus. Mais au moins lui, il me parle avec respect.
Paul éclate de rire, un rire sec et amer.
— Respect ? Tu veux qu’on parle de respect ? Depuis quand tu fais attention à moi ? Depuis quand tu t’intéresses à ce que je ressens ?
Je sens les larmes monter mais je refuse de pleurer devant lui. Je prends une grande inspiration.
— On ne se parle plus, Paul. On ne se regarde plus. On vit côte à côte comme deux étrangers.
Il détourne les yeux, soudain silencieux. Un malaise épais s’installe entre nous.
Je pars m’enfermer dans la chambre. J’entends Paul marmonner dans le salon, puis le bruit sourd de la porte d’entrée qui claque. Il est parti. Je m’effondre sur le lit, secouée de sanglots silencieux.
Je repense à nos débuts : les promenades sur les quais de Seine, les soirées à refaire le monde autour d’un verre de vin rouge. Où est passé cet amour ? Quand avons-nous cessé de nous comprendre ?
Le lendemain matin, je me réveille seule. Paul n’est pas rentré. Je trouve un mot griffonné sur la table : « Je dors chez Julien. » Aucun mot d’excuse, aucune tendresse.
Au bureau, Antoine remarque mes yeux rougis.
— Ça va pas fort… Tu veux en parler ?
Je secoue la tête mais il insiste.
— Tu sais Charlotte, tu n’es pas obligée de tout porter toute seule.
Ses mots me touchent plus que je ne veux l’admettre. Je sens mes défenses s’effondrer.
— J’ai l’impression d’étouffer chez moi… Paul ne me respecte plus… Je ne sais même pas pourquoi je reste.
Antoine pose une main réconfortante sur mon épaule.
— Tu mérites mieux que ça. Personne ne devrait avoir peur de rentrer chez soi.
Ses paroles résonnent en moi toute la journée. Et si c’était vrai ? Et si je méritais mieux ?
Le soir venu, je rentre chez moi plus tôt que d’habitude. Paul est là, assis dans le noir.
— Tu veux qu’on parle ?
Sa voix est lasse, presque brisée. Je m’assois en face de lui.
— Je crois qu’on s’est perdus…
Il hoche la tête sans me regarder.
— Peut-être qu’on devrait faire une pause… réfléchir à ce qu’on veut vraiment…
Un silence lourd s’installe. Je sens un poids immense se lever de mes épaules et en même temps une tristesse infinie m’envahir.
Cette nuit-là, je dors peu. Je pense à tout ce que j’ai sacrifié pour sauver les apparences : mon bonheur, ma confiance en moi, ma joie de vivre. Est-ce ça la vie adulte ? Faire semblant jusqu’à s’oublier soi-même ?
Le lendemain matin, je regarde mon reflet dans le miroir et pour la première fois depuis longtemps, je me demande : « Charlotte, qu’est-ce que tu attends pour vivre vraiment ? »
Et vous… avez-vous déjà eu peur de rentrer chez vous ?