Quatorze semaines – L’histoire de Camille
« Tu comptes faire quoi, Camille ? » La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, froide et tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, incapable de soutenir son regard. Le carrelage blanc sous mes pieds semble vaciller. Qu’est-ce que je vais faire ? Je n’en sais rien. Je n’ai que vingt-trois ans, un CDD dans une petite librairie du centre-ville de Nantes, et voilà que la vie me balance cette nouvelle en pleine figure : je suis enceinte de quatorze semaines.
Je me souviens du test, ce matin-là, dans la salle de bains minuscule de mon appartement. Deux traits roses. J’ai cru que mon cœur allait s’arrêter. J’ai pensé à Paul, mon ex, qui a disparu dès qu’il a appris que j’avais du retard. « Ce n’est pas le bon moment », m’a-t-il dit avant de claquer la porte. Depuis, plus un message, plus un appel. Juste le silence.
« Camille, tu ne peux pas garder cet enfant. Tu n’as rien pour l’élever », insiste ma mère, les bras croisés sur sa poitrine. Mon père, lui, ne dit rien. Il regarde par la fenêtre, comme s’il espérait que tout cela n’était qu’un mauvais rêve. Ma petite sœur Lucie, assise à côté de moi, me lance un regard triste mais ne dit rien non plus. Je me sens seule au monde.
La nuit, je tourne en rond dans mon lit. Je pense à ce bébé qui grandit en moi, à cette vie qui dépend de moi alors que je ne sais même pas comment gérer la mienne. J’ai peur. Peur d’être jugée, peur d’échouer, peur d’être abandonnée encore une fois. Mais au fond de moi, une petite voix me murmure que je dois me battre.
Un soir, alors que je rentre du travail sous la pluie battante, je croise mon amie Sophie devant la boulangerie. Elle me serre fort dans ses bras et je fonds en larmes. « Tu n’es pas seule, Camille », me dit-elle doucement. Elle m’invite chez elle, me prépare un chocolat chaud et m’écoute sans juger. Pour la première fois depuis des semaines, je sens un peu de chaleur humaine.
Les jours passent et les regards des gens changent. Au travail, ma patronne commence à se douter de quelque chose. « Tu es fatiguée en ce moment », remarque-t-elle avec bienveillance. Mais je vois aussi les sourires en coin des collègues, les messes basses à la pause déjeuner. Je me sens étrangère dans ma propre vie.
Un samedi matin, ma mère débarque chez moi sans prévenir. Elle pose un dossier sur la table : « J’ai pris rendez-vous à la clinique pour toi. Il faut agir vite. » Sa voix est ferme mais ses yeux brillent d’inquiétude. Je sens la colère monter en moi : « Ce n’est pas à toi de décider ! » Elle se lève brusquement : « Tu vas gâcher ta vie pour une erreur ? »
Je claque la porte derrière elle et m’effondre sur le sol. Pourquoi personne ne comprend ce que je ressens ? Pourquoi tout le monde pense savoir ce qui est mieux pour moi ?
Je décide d’aller voir une assistante sociale à la mairie. Elle m’écoute sans me juger et m’explique toutes les options possibles : l’aide pour les jeunes mères célibataires, les logements sociaux, les associations qui peuvent m’accompagner. Pour la première fois, j’entrevois une lumière au bout du tunnel.
Mais le doute ne me quitte pas. Un soir, Lucie vient me voir en cachette. Elle s’assoit sur mon lit et me prend la main : « Je sais que c’est dur… Mais quoi que tu décides, je serai là pour toi. » Ses mots me réchauffent le cœur.
Les semaines passent et mon ventre s’arrondit doucement. Je sens les regards dans la rue, les jugements silencieux des voisins dans l’immeuble HLM où j’habite. Mais je commence aussi à recevoir des messages d’encouragement de Sophie et même de collègues qui me proposent leur aide.
Un dimanche matin, mon père frappe à ma porte. Il entre timidement et s’assoit face à moi : « Je n’ai pas su quoi dire… J’ai eu peur pour toi… Mais tu es ma fille et je t’aime. » Les larmes coulent sur mes joues alors qu’il me serre dans ses bras pour la première fois depuis des années.
Le jour du rendez-vous à la clinique arrive. Je suis assise dans la salle d’attente, le cœur battant à tout rompre. Ma mère est là aussi, silencieuse mais présente. L’infirmière m’appelle et je sens tout le poids du monde sur mes épaules.
Je regarde mon reflet dans la vitre : ai-je vraiment le droit de choisir ? Est-ce égoïste de vouloir garder cet enfant alors que tout semble contre moi ? Ou est-ce plus courageux d’affronter l’avenir seule ?
Je prends une grande inspiration et entre dans le cabinet du médecin.
Aujourd’hui encore, je ne sais pas si j’ai fait le bon choix. Mais une chose est sûre : cette épreuve m’a changée à jamais.
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce qu’on a vraiment le droit de décider seul(e) de son destin quand tout le monde autour veut choisir pour nous ?