Quand sa propre maison devient étrangère : le cri d’une mère française

— Tu pourrais au moins frapper avant d’entrer, Julien !

Ma voix tremble, mais je ne peux plus me retenir. Il est 7h du matin, je suis encore en peignoir, et mon fils vient d’ouvrir la porte de la salle de bain sans prévenir. Depuis trois mois, Julien et Camille vivent chez moi, dans mon appartement du 7ème arrondissement de Lyon. Trois mois qui m’ont semblé une éternité.

Tout a commencé un soir de janvier. Il pleuvait fort, la ville était grise, et j’ai entendu la sonnette retentir. J’ai ouvert la porte sur le visage défait de mon fils, accompagné de Camille, les bras chargés de sacs. « Maman, on n’a plus nulle part où aller », a-t-il murmuré. Je les ai laissés entrer sans réfléchir, le cœur serré mais plein d’amour.

Au début, j’ai cru que ce serait temporaire. Julien venait de perdre son emploi dans une petite agence de communication, et Camille avait été licenciée de la librairie où elle travaillait. Leur propriétaire avait vendu leur appartement du jour au lendemain. Je me suis dit : « Ce n’est qu’une mauvaise passe, ils vont vite rebondir. »

Mais les jours ont passé, puis les semaines. La routine s’est installée, pesante. Mon salon est devenu leur chambre, ma cuisine leur terrain de disputes silencieuses. Je ne reconnais plus mon chez-moi. Je me surprends à marcher sur la pointe des pieds, à retenir ma respiration pour ne pas déranger. Je n’ose plus inviter mes amies pour un thé ou regarder mes émissions préférées sans craindre un soupir agacé de Camille.

Un matin, alors que je prépare du café, j’entends Julien hausser le ton dans le couloir :
— Camille, tu pourrais au moins ranger tes affaires !

Elle claque la porte. Je reste figée devant la cafetière, la gorge nouée. Ce n’est pas seulement leur couple qui vacille ; c’est toute notre famille qui se fissure.

Le soir venu, je tente d’engager la conversation autour d’un gratin dauphinois :
— Vous avez eu des nouvelles pour vos recherches d’emploi ?

Julien soupire :
— Maman, tu sais bien que c’est compliqué…

Camille lève à peine les yeux de son téléphone. Je sens l’agacement monter en moi, mais je ravale mes mots. Je ne veux pas être cette mère intrusive qui met la pression.

Les jours suivants, je me surprends à rêver d’être seule chez moi. J’imagine le silence, la liberté de lire dans mon fauteuil préféré sans être interrompue. Mais la culpabilité me ronge aussitôt : comment pourrais-je mettre dehors mon propre fils ?

Un dimanche après-midi, ma sœur Hélène passe me voir.
— Tu ne peux pas continuer comme ça, Françoise. Tu as le droit à ta tranquillité.

Je baisse les yeux. Elle a raison, mais comment lui expliquer ce sentiment de trahison qui m’envahit rien qu’à l’idée d’en parler à Julien ?

La tension monte crescendo. Un soir, alors que je rentre des courses, je trouve Camille en pleurs sur le canapé.
— Je n’en peux plus… J’ai l’impression d’étouffer ici.

Julien arrive derrière moi, furieux :
— Tu vois maman ? On te dérange ! On va partir !

Je sens mes jambes fléchir. Non, ce n’est pas ce que je veux… ou peut-être que si ? Je ne sais plus.

La nuit suivante, je ne dors pas. Je repense à tous ces souvenirs dans cet appartement : les anniversaires de Julien enfant, les Noëls passés ensemble… Aujourd’hui tout me semble lointain, presque irréel.

Le lendemain matin, j’ose enfin aborder le sujet avec eux :
— Je vous aime plus que tout, mais j’ai besoin de retrouver un peu d’espace… Peut-être qu’on pourrait chercher une solution ensemble ?

Julien détourne le regard. Camille essuie une larme discrète.
— On va essayer de trouver quelque chose…

Les semaines passent. Ils font des efforts, cherchent des colocations, envoient des CV. Mais rien ne bouge vraiment. La crise du logement à Lyon est terrible ; les loyers sont hors de prix et les emplois précaires.

Un soir d’avril, alors que je rentre du marché avec un bouquet de pivoines — mes fleurs préférées — je trouve un mot sur la table :
« Merci pour tout maman. On a trouvé une chambre chez des amis à Villeurbanne. On t’aime. »

Je m’effondre sur le canapé vide. Le silence tant désiré me pèse soudain comme une chape de plomb. Je réalise que mon chez-moi n’a jamais été aussi vide.

Aujourd’hui encore, je me demande : ai-je fait ce qu’il fallait ? Peut-on vraiment retrouver son espace sans perdre ceux qu’on aime ? Est-ce égoïste de vouloir être enfin chez soi ?

Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?