Quand l’amour se divise en pourcentages – chronique d’une famille française au bord de l’implosion
— Tu pourrais au moins vider le lave-vaisselle, Anna !
La voix de Paul résonne dans la cuisine, sèche comme un coup de fouet. Je serre la poignée de la porte du frigo, les yeux rivés sur le carrelage. Je compte mentalement : ce soir, c’est la troisième fois qu’il me fait une remarque. Depuis deux semaines, chaque geste, chaque parole semble pesée, mesurée, comptabilisée.
Tout a commencé un dimanche soir, alors que la pluie battait contre les vitres de notre appartement à Nantes. Paul s’est assis face à moi, une feuille Excel ouverte sur son ordinateur portable. Il n’a même pas levé les yeux quand il a dit :
— J’ai fait les comptes. Avec ton nouveau mi-temps, tu gagnes 30% du budget familial. Je pense que ce serait juste que tu participes à hauteur de 30% aux dépenses du foyer.
J’ai cru à une blague. Mais non. Il était sérieux, méthodique, presque froid. J’ai senti une fissure s’ouvrir sous mes pieds. Nous avions toujours tout partagé, sans jamais compter. Mais depuis mon retour à la vie active après la naissance de notre fille Camille, Paul semblait différent. Plus distant, plus soucieux de l’argent.
J’ai accepté, d’abord par fierté. Mais très vite, j’ai ressenti une colère sourde monter en moi. Pourquoi devrais-je payer 30% des factures alors que je faisais 70% des tâches ménagères ?
Un matin, alors que je préparais le petit-déjeuner, j’ai pris ma décision. Si Paul voulait diviser notre vie en pourcentages, alors moi aussi. J’ai arrêté de faire 30% des tâches : plus de lessive pour ses chemises, plus de courses pour ses yaourts préférés, plus de rendez-vous chez le médecin pour Camille pris en charge par moi.
Au début, il n’a rien remarqué. Puis les chemises sales se sont entassées dans la buanderie. Le frigo s’est vidé de ses yaourts nature. Camille est rentrée de l’école avec un mot dans son cahier : « Merci de prendre rendez-vous chez l’orthophoniste ».
Un soir, Paul a explosé :
— Tu fais exprès d’oublier les choses ?
— Non, je fais juste ma part. 70%. Comme toi.
Il m’a regardée comme si je venais de lui annoncer une trahison. La tension est devenue insupportable. Camille a commencé à faire des cauchemars. Ma belle-mère, Françoise, m’a appelée :
— Anna, tu sais que Paul travaille beaucoup… Tu pourrais faire un effort.
Je me suis sentie seule contre tous. Même mes amies ne comprenaient pas :
— Mais pourquoi tu ne lâches pas prise ? Ce n’est qu’une question d’argent…
Mais ce n’était pas l’argent. C’était la justice. Le respect.
Un soir d’avril, alors que la pluie tombait encore sur Nantes, Paul est rentré plus tôt que d’habitude. Il avait l’air épuisé. Il s’est assis en face de moi, sans ouvrir son ordinateur cette fois.
— Anna… On ne peut pas continuer comme ça. On se détruit.
J’ai senti mes larmes monter.
— Tu as voulu qu’on compte tout… Mais l’amour ne se compte pas, Paul !
Il a baissé les yeux.
— Je ne sais plus comment faire… J’ai peur de ne pas y arriver…
Nous avons parlé toute la nuit. De nos peurs, de nos rancœurs, de cette pression sociale qui pèse sur les couples modernes : être égaux en tout, mais à quel prix ?
Le lendemain matin, nous avons décidé d’aller voir une conseillère conjugale. Elle nous a écoutés longuement avant de dire :
— L’égalité ne veut pas dire tout partager au centime près. L’égalité, c’est aussi reconnaître ce que chacun apporte à sa façon.
Ce jour-là, j’ai compris que notre famille ne serait plus jamais la même. Nous avons appris à parler autrement, à demander de l’aide sans honte, à reconnaître nos limites.
Mais parfois, quand je passe devant le lave-vaisselle plein ou que je vois une facture sur la table du salon, je sens encore la vieille colère gronder en moi.
Est-ce vraiment possible d’aimer sans jamais compter ? Ou sommes-nous tous condamnés à sortir un jour le calculateur dans nos histoires d’amour ?