Quand je suis rentrée, un inconnu dormait dans mon lit : Chronique d’une famille parisienne
« Qu’est-ce que tu fais là ? » Ma voix tremble, éraillée par la fatigue et la colère. Il est six heures du matin, Paris s’éveille doucement derrière les rideaux gris de mon appartement du 11e. Je viens de finir une garde de vingt-quatre heures à l’hôpital Saint-Antoine. J’ai mal partout, j’ai envie de pleurer, et il y a un inconnu qui ronfle dans mon lit.
L’homme ouvre un œil, hagard. Il sent l’alcool et la sueur. Je recule d’un pas, le cœur battant. « Paul m’a dit que je pouvais dormir ici », marmonne-t-il avant de se retourner, indifférent à ma présence. Paul. Mon frère cadet. Encore lui.
Je claque la porte de ma chambre et fonce dans la cuisine. La cafetière grince, l’eau bout trop lentement. J’attrape mon téléphone et compose le numéro de Paul. Il répond au bout de la troisième sonnerie, la voix pâteuse :
— Allô ?
— Paul, c’est quoi ce bordel ? Qui est ce type dans mon lit ?
— Oh… c’est juste un pote. Il avait nulle part où aller hier soir…
— Et tu t’es dit que mon appartement était un hôtel ?
Silence. J’entends des rires en fond, de la musique. Paul n’est pas chez lui, il est encore en soirée alors que moi je m’effondre de fatigue.
— Je t’en supplie, Paul… Je bosse demain encore. Tu ne peux pas continuer comme ça.
— T’inquiète, je passerai le récupérer.
Il raccroche. Je fixe le mur, les mains tremblantes. Depuis la mort de maman il y a deux ans, Paul a plongé. Soirées, alcool, petits trafics… Et moi, je ramasse les morceaux. Toujours.
Papa ne veut plus entendre parler de lui. « Il n’a qu’à se débrouiller », répète-t-il à chaque repas de famille où l’absence de Paul pèse comme une chape de plomb. Mais moi, je ne peux pas tourner le dos à mon petit frère. C’est plus fort que moi.
Je me souviens de nous enfants, courant dans les couloirs de notre HLM à Belleville, riant aux éclats sous le regard fatigué de maman. Elle disait toujours : « Prends soin de ton frère, Camille. » Et j’ai obéi.
Mais ce matin-là, devant cet inconnu qui occupe mon espace, je sens la colère monter. Pourquoi c’est toujours moi qui dois réparer ? Pourquoi c’est toujours moi qui dois être forte ?
À midi, Paul débarque enfin. Il sent le tabac froid et la bière bon marché. Il évite mon regard.
— Merci pour hier…
— Tu te rends compte que tu dépasses les bornes ? Tu ne peux pas continuer à faire n’importe quoi et compter sur moi pour tout arranger !
Il hausse les épaules, l’air blasé.
— Tu dramatises… C’était juste une nuit.
— Non, Paul ! Ce n’est pas « juste une nuit ». C’est tous les mois, toutes les semaines parfois ! Et moi ? Tu y penses à moi ?
Il me regarde enfin, les yeux rouges.
— T’as toujours été la préférée de maman… La petite parfaite… Moi j’ai jamais su comment faire.
Je sens mes défenses s’effondrer. Derrière sa provocation, il y a une détresse immense. Mais je suis épuisée.
— Je ne peux pas continuer comme ça… Je t’aime, Paul, mais tu me détruis.
Il baisse la tête. Un silence lourd s’installe. Puis il murmure :
— J’ai besoin d’aide…
Je m’assois à côté de lui sur le canapé défoncé. Pour la première fois depuis longtemps, il pleure vraiment. Pas des larmes d’ivresse ou de colère, mais des larmes d’enfant perdu.
On parle longtemps ce jour-là. De maman, de papa qui ne sait plus comment aimer, de cette ville qui nous écrase parfois. Je lui propose d’appeler un centre d’aide ensemble. Il hésite mais accepte finalement.
Le soir venu, quand il part enfin avec son « pote », je reste seule dans l’appartement silencieux. Je regarde la photo de maman sur la commode et je me demande :
Est-ce qu’on doit tout supporter par amour ? Jusqu’où va la responsabilité envers ceux qu’on aime ? Et moi… quand est-ce que j’aurai le droit d’exister pour moi-même ?