Pourquoi ne puis-je jamais être assez bien pour toi ?
« Tu sais, Sophie arrivait toujours à faire rire maman… » La voix de Julien résonne encore dans le salon, alors que je m’efforce de sourire à sa mère, assise raide sur le canapé. Mon cœur se serre. Je serre la tasse de thé entre mes mains, espérant que la chaleur dissipera le froid qui s’est installé en moi depuis des mois.
« Camille, tu devrais essayer sa recette de tarte aux pommes, elle était vraiment douée », ajoute sa mère, sans même lever les yeux vers moi. J’ai envie de crier. Mais je me contente d’un « Oui, bien sûr », la gorge nouée.
Depuis que j’ai épousé Julien il y a deux ans, je vis avec le fantôme de Sophie. Elle n’est plus là, mais elle hante chaque recoin de notre appartement à Lyon, chaque conversation familiale, chaque souvenir évoqué. Julien ne s’en rend même pas compte. Pour lui, c’est naturel de parler d’elle, de la comparer à moi, comme si c’était un jeu innocent.
Mais pour moi, c’est un supplice quotidien. Je me demande sans cesse : pourquoi ne puis-je pas être assez bien ? Pourquoi mes efforts semblent-ils toujours pâles face à ceux de cette femme que je n’ai jamais rencontrée ?
Un soir d’automne, alors que la pluie martèle les vitres et que l’odeur du gratin dauphinois envahit la cuisine, je tente une énième fois de me rapprocher de sa mère. « J’ai essayé la recette de Sophie », dis-je timidement en posant le plat sur la table. Elle goûte, esquisse un sourire poli. « C’est… différent. Mais tu sais, Sophie mettait toujours un peu de muscade. »
Julien rit doucement. « C’est vrai, maman. Sophie avait ce petit truc en plus. »
Je sens mes yeux picoter. Je me lève précipitamment pour aller chercher du pain, mais c’est juste un prétexte pour cacher mes larmes.
Plus tard dans la soirée, alors que nous sommes seuls dans notre chambre, j’ose enfin aborder le sujet.
— Julien, tu pourrais arrêter de me comparer à Sophie ?
Il fronce les sourcils, surpris.
— Mais enfin, Camille… Je ne fais que rappeler de bons souvenirs. Tu te fais des idées.
— Non, je ne me fais pas des idées ! Tu parles d’elle tout le temps ! Tu dis toujours qu’elle faisait mieux ci ou ça… J’ai l’impression de ne jamais être assez bien pour toi ou ta mère.
Il soupire et détourne les yeux.
— Tu sais très bien que maman a du mal à tourner la page… Et puis Sophie était là pendant dix ans… C’est normal qu’on en parle encore.
Je me sens soudain minuscule. Dix ans… Comment rivaliser avec une décennie de souvenirs ?
Les semaines passent et rien ne change. Pire encore : à Noël, toute la famille se réunit dans la maison des parents de Julien à Annecy. Sa sœur, Claire, lance soudain : « Tu te souviens quand Sophie décorait le sapin ? Elle avait tellement bon goût ! »
Tout le monde acquiesce avec nostalgie. Je suis là, debout avec ma guirlande dorée à la main, invisible.
Le soir venu, je m’effondre dans la chambre d’amis. Ma mère m’appelle au téléphone.
— Camille, tu ne peux pas continuer comme ça… Tu mérites d’être aimée pour ce que tu es.
Ses mots résonnent en moi comme une évidence douloureuse.
Quelques jours plus tard, je décide d’inviter Julien à parler dans un café du centre-ville.
— Julien… Je t’aime, mais je ne peux plus vivre dans l’ombre de Sophie. J’ai besoin d’exister pour toi, pas juste comme une remplaçante.
Il me regarde longuement. Pour la première fois, je vois une lueur d’inquiétude dans ses yeux.
— Tu veux dire que tu songes à partir ?
Je hoche la tête, les larmes aux yeux.
— Si rien ne change… oui.
Le silence s’installe entre nous. Il prend ma main.
— Je suis désolé… Je n’avais pas compris à quel point ça te faisait souffrir.
Mais au fond de moi, je sens que ce n’est pas suffisant. Les blessures sont trop profondes.
Quelques semaines plus tard, j’annonce à Julien que je pars chez ma sœur à Bordeaux pour réfléchir. Il ne me retient pas. Sa mère m’envoie un message froid : « J’espère que tu trouveras ce que tu cherches. »
Dans le train qui m’emmène loin de Lyon, je regarde défiler les paysages et je me demande : pourquoi tant de femmes doivent-elles se battre pour être reconnues dans leur propre couple ? Pourquoi l’amour est-il parfois si cruel ?
Et vous… avez-vous déjà eu l’impression d’être invisible aux yeux de ceux que vous aimez ?