Pourquoi ma fille refuse-t-elle de s’occuper de sa mère malade : le cri d’un père déchiré
— Tu veux vraiment que je reste ici ? Encore ? Je ne peux plus, papa. Je ne peux plus…
La voix de Camille tremble, mais son regard est dur. Je suis là, debout dans la cuisine, les mains tremblantes sur la table en formica. Dehors, la pluie martèle les vitres du pavillon de banlieue où nous avons vécu tant de joies et de disputes. Ma femme, Hélène, est alitée depuis des mois. La sclérose en plaques l’a clouée dans notre chambre, et chaque jour, je la vois s’effacer un peu plus.
— Camille, c’est ta mère… Elle a besoin de toi. J’ai besoin de toi.
Elle détourne les yeux. Je sens la colère monter en moi, mais aussi une immense tristesse. Comment en sommes-nous arrivés là ? Camille a toujours été une enfant sensible, mais depuis quelques années, elle s’est éloignée. Les études à Lyon, puis ce travail à Paris… Elle ne rentrait que pour les fêtes, et même alors, l’ambiance était tendue.
— Tu ne comprends pas, papa. Tu ne veux pas comprendre. Je ne peux pas… Je ne veux pas.
Je serre les poings. Je voudrais la secouer, lui rappeler tous les souvenirs : les vacances à Arcachon, les Noëls autour du sapin, les rires d’Hélène quand elle nous préparait des crêpes. Mais je sais que ça ne servirait à rien. Quelque chose s’est brisé entre elles deux il y a longtemps.
Je me souviens d’une dispute terrible, il y a cinq ans. Camille avait dix-sept ans. Hélène avait découvert qu’elle sortait avec un garçon plus âgé. Les cris avaient résonné dans toute la maison :
— Tant que tu vivras sous mon toit, tu suivras MES règles !
Camille avait claqué la porte. Ce soir-là, elle n’était pas rentrée. J’avais passé la nuit à faire les cent pas dans le salon, le cœur serré par l’angoisse. Quand elle était revenue au petit matin, Hélène ne lui avait pas adressé un mot pendant des semaines.
Depuis ce jour-là, quelque chose s’est glacé entre elles. Moi, j’ai essayé de faire le pont, de recoller les morceaux. Mais je n’ai jamais su comment.
Aujourd’hui, Hélène ne parle presque plus. Elle me regarde avec ses grands yeux fatigués et parfois, je crois y lire une supplique silencieuse : « Ne me laisse pas seule… »
Camille reste debout devant moi, son sac sur l’épaule.
— Je dois retourner à Paris. J’ai des réunions importantes…
— Plus important que ta mère ?
Elle baisse la tête. Un silence lourd s’installe.
— Tu sais très bien pourquoi je ne peux pas rester…
Je sens ma voix se briser :
— Non, justement. Je ne comprends pas. Explique-moi.
Elle soupire longuement.
— Toute ma vie, j’ai eu l’impression de ne jamais être assez bien pour elle. Toujours jugée, jamais écoutée… Même malade, elle me regarde comme si j’étais une étrangère.
Je voudrais protester, mais au fond de moi, je sais qu’elle dit vrai. Hélène a toujours été exigeante avec elle. Trop peut-être.
— Elle t’aime à sa façon…
Camille secoue la tête :
— Ce n’est pas suffisant.
Elle s’approche de la porte d’entrée. Je sens la panique m’envahir.
— Camille… Si tu pars maintenant…
Elle se retourne :
— Je reviendrai quand je pourrai. Mais je ne peux pas porter tout ça sur mes épaules. Pas seule.
La porte claque derrière elle. Je reste là, hébété, le souffle court. J’entends Hélène gémir faiblement dans la chambre. Je m’essuie les yeux du revers de la main et vais m’asseoir à côté d’elle.
— Elle est partie…
Hélène ne répond pas. Elle fixe le plafond d’un air absent.
Je repense à tout ce que nous avons traversé : les années heureuses, puis la maladie qui a tout bouleversé. Les sacrifices que j’ai faits pour garder la famille unie. Et maintenant ? Je me retrouve seul à porter ce fardeau.
Le soir venu, je reçois un message de Camille : « Je suis désolée papa. J’espère que tu comprendras un jour. »
Je relis ces mots encore et encore. Où ai-je échoué ? Aurais-je dû intervenir plus tôt entre elles ? Ou ai-je trop voulu protéger Hélène au détriment de Camille ?
Les jours passent et la solitude devient pesante. Les voisins proposent parfois leur aide, mais rien ne remplace la présence d’un enfant auprès de sa mère mourante.
Un dimanche matin, alors que je prépare le petit-déjeuner d’Hélène, elle murmure soudain :
— Camille…
Je m’approche :
— Tu veux lui parler ?
Elle hoche faiblement la tête. J’appelle Camille en visio. Sa voix tremble quand elle voit sa mère sur l’écran.
— Bonjour maman…
Hélène sourit faiblement :
— Je t’aime…
Camille éclate en sanglots.
Ce jour-là, quelque chose se fissure dans leur mur de silence. Mais rien n’est réglé pour autant.
Aujourd’hui encore, je me demande : comment réparer une famille brisée par tant de non-dits et de blessures anciennes ? Est-ce que l’amour suffit vraiment à tout pardonner ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?