Personne ne voulait accueillir mon fils le week-end : une histoire de solitude et de silence

— Non, Laurent, ce n’est pas possible ce week-end. On a déjà prévu quelque chose…

La voix de mon ami Paul résonne encore dans ma tête. C’est la troisième fois ce mois-ci qu’il refuse d’accueillir Hugo, mon fils, chez eux. Avant, c’était différent. Avant, on se retrouvait tous les samedis autour d’un barbecue dans leur jardin à Boulogne-Billancourt. Les enfants couraient partout, les adultes riaient, et la vie semblait simple. Mais ça, c’était avant le diagnostic.

Hugo avait trois ans quand le verdict est tombé : autisme sévère. Je me souviens du bureau blanc de la pédopsychiatre, du regard fuyant de mon épouse Claire, et de la sensation d’étouffer sous le poids des mots. « Il aura besoin d’un accompagnement particulier », avait-elle dit. Je n’avais rien compris sur le moment. Je croyais que tout allait continuer comme avant. Mais la vie s’est refermée sur nous comme une porte qu’on claque.

Au début, nos amis ont essayé. Ils invitaient Hugo à dormir chez eux, mais il faisait des crises la nuit, hurlait sans raison apparente, refusait de manger ce qu’on lui proposait. Les autres enfants avaient peur ou se moquaient de lui. Un jour, la petite Camille a dit à sa mère : « Je veux plus jouer avec Hugo, il est bizarre. »

Je n’en ai jamais voulu aux enfants. Mais les parents…

Un soir, après une nouvelle crise d’Hugo chez Paul et Sophie, ils nous ont raccompagnés à la porte plus tôt que d’habitude. Sophie a pris Claire à part :

— Tu sais, Claire, on adore Hugo, mais c’est compliqué pour Camille… Peut-être qu’il vaudrait mieux qu’on fasse une pause ?

Claire a hoché la tête sans rien dire. Dans la voiture, elle a pleuré en silence tout le trajet du retour.

À partir de là, les invitations se sont espacées. Puis elles ont cessé. On ne nous proposait plus jamais de venir avec Hugo. Parfois, Paul m’appelait pour un café, mais il évitait soigneusement de parler de nos enfants.

Nos parents n’ont pas fait mieux. Ma mère, pourtant si fière d’être grand-mère, a commencé à trouver des excuses pour ne pas garder Hugo le week-end :

— Tu comprends, Laurent, je suis fatiguée… Et puis il me fait un peu peur quand il crie comme ça.

Le père de Claire a été plus direct :

— Ce gamin n’est pas normal. Vous devriez le placer dans un institut.

J’ai senti la colère monter en moi comme une vague noire. Mais que répondre ? Que faire quand même ta propre famille te tourne le dos ?

Les années ont passé. Hugo a grandi. Il ne parle toujours pas, mais il rit parfois quand je lui fais des grimaces ou que je joue du piano pour lui. Ces moments-là sont des éclats de lumière dans notre quotidien gris.

Claire et moi nous sommes éloignés l’un de l’autre sans même nous en rendre compte. Elle s’est réfugiée dans le travail ; moi, dans le silence. Nos soirées se résument souvent à regarder la télévision sans un mot, pendant qu’Hugo aligne ses petites voitures sur le tapis du salon.

Un soir d’hiver, alors que la pluie battait contre les vitres et qu’Hugo hurlait dans sa chambre parce qu’il n’arrivait pas à dormir, j’ai craqué.

— Pourquoi nous ? Pourquoi personne ne veut de lui ?

Claire m’a regardé avec des yeux fatigués :

— Parce que les gens ont peur de ce qu’ils ne comprennent pas.

J’ai eu envie de hurler moi aussi. De tout casser. Mais j’ai juste serré les poings et je suis allé m’asseoir près d’Hugo jusqu’à ce qu’il s’apaise.

Parfois, je me demande si c’est moi qui ai échoué quelque part. Si j’aurais pu faire mieux, être un meilleur père, un meilleur ami… Mais au fond de moi, je sais que ce n’est pas Hugo le problème. C’est le regard des autres.

Il y a quelques semaines, j’ai croisé Paul au marché. Il m’a demandé des nouvelles d’Hugo sans vraiment attendre la réponse. J’ai senti l’envie de lui crier dessus : « Viens voir par toi-même ! Viens passer une journée avec nous ! » Mais je n’ai rien dit.

Aujourd’hui, je vis dans une sorte d’entre-deux : ni vraiment exclu de la société, ni vraiment intégré. J’ai appris à me méfier des invitations polies et des sourires gênés. J’ai aussi découvert la force insoupçonnée qu’on trouve quand on n’a plus rien à perdre.

Mais parfois, la nuit, quand tout est silencieux et que Hugo dort enfin paisiblement, je me demande : est-ce que mon fils sera toujours condamné à être un étranger dans son propre pays ? Est-ce que l’amour d’un père suffit à combler le vide laissé par l’indifférence des autres ?

Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?