« Paul, promets-moi que tu prendras soin de Camille… » – Le murmure d’une mère qui a bouleversé ma vie
« Paul, promets-moi que tu prendras soin de Camille… »
La voix de ma mère, faible, tremblante, s’est accrochée à mes entrailles comme une ancre. Je me souviens de la lumière blafarde de la chambre 312 à l’hôpital Saint-Joseph, du parfum âcre des désinfectants et du souffle court de maman. Elle me fixait avec une intensité qui me glaçait le sang. J’avais vingt-trois ans, toute la vie devant moi, et soudain, je me retrouvais face à l’irréversible.
« Je te le promets, maman… »
À cet instant, je n’ai pas compris le poids de ces mots. Camille, ma petite sœur de seize ans, souffrait d’une maladie rare qui la clouait dans un fauteuil roulant depuis l’enfance. Notre père était parti depuis longtemps – un silence pesant dans la maison, remplacé par les allées et venues des infirmières et les disputes étouffées avec notre tante Sylvie, qui venait parfois nous aider.
Après les funérailles, la maison familiale à Tours est devenue un théâtre d’ombres. Camille pleurait souvent la nuit. Je l’entendais à travers les murs fins, ses sanglots étouffés sous l’oreiller. Je voulais la consoler, mais je ne savais pas comment. Moi-même, j’étais perdu.
Un soir, alors que je tentais de préparer un dîner mangeable – pâtes trop cuites et sauce en boîte –, Camille a éclaté :
— Tu n’es pas maman ! Tu ne sais pas ce dont j’ai besoin !
J’ai serré les poings pour ne pas crier. J’ai pensé à mes études de droit à Paris, à mes amis qui m’attendaient pour une soirée. Tout semblait si loin. J’ai murmuré :
— Je fais ce que je peux…
Mais était-ce suffisant ?
Les semaines ont passé. Les rendez-vous médicaux s’enchaînaient. Les papiers administratifs s’empilaient sur la table du salon : demandes d’allocations, dossiers MDPH, factures impayées. Je découvrais la France des démarches interminables et des regards gênés des voisins.
Un matin, alors que je déposais Camille au lycée Victor-Hugo – un établissement enfin accessible après des mois de bataille avec la mairie –, elle m’a lancé :
— Tu vas encore être en retard à ton boulot ?
J’avais trouvé un CDD dans une petite librairie pour payer les factures. Mon patron, Monsieur Lefèvre, compréhensif mais fatigué par mes retards répétés, m’a pris à part :
— Paul, tu es un bon gars, mais tu ne peux pas continuer comme ça… Tu dois choisir.
Choisir ? Mais comment choisir entre ma sœur et ma vie ?
Le soir même, j’ai retrouvé Camille devant la télé. Elle regardait un reportage sur les Jeux Paralympiques.
— Tu crois qu’un jour je pourrai faire du sport comme elles ?
Son regard brillait d’un espoir fragile. J’ai senti une boule dans ma gorge.
— On va essayer, d’accord ?
J’ai cherché des associations sportives adaptées. J’ai rencontré d’autres familles, d’autres frères et sœurs épuisés mais soudés par la même promesse silencieuse. Certains avaient tout sacrifié ; d’autres avaient fui.
Un dimanche après-midi, alors que je poussais Camille dans le parc Mirabeau, tante Sylvie est arrivée sans prévenir.
— Paul, tu ne peux pas continuer comme ça ! Tu vas craquer !
Elle voulait placer Camille en foyer spécialisé.
— Jamais ! ai-je crié. Maman m’a fait promettre…
— Et toi ? Ta vie ? Tu comptes t’oublier jusqu’à quand ?
J’ai claqué la porte derrière elle. Mais ses mots sont restés.
Les mois ont passé. J’ai raté mes examens. Mes amis se sont éloignés. Je me suis surpris à envier ceux qui n’avaient que leurs propres problèmes à gérer.
Un soir d’hiver, Camille a fait une crise respiratoire. Les pompiers sont arrivés en trombe. À l’hôpital, j’ai craqué devant le médecin :
— Je n’y arrive plus… Je suis fatigué…
Il m’a regardé longuement :
— Vous avez le droit d’être fatigué. Mais vous n’êtes pas seul.
J’ai pensé à maman. À sa promesse. À tout ce que j’avais perdu… et à tout ce que j’avais gagné aussi : la tendresse maladroite de Camille, nos fous rires devant des films nuls, sa main serrée dans la mienne lors des mauvais jours.
Aujourd’hui encore, je me demande : peut-on être à la fois frère, tuteur et rester soi-même ? Est-ce égoïste de rêver d’autre chose ? Ou faut-il tout sacrifier pour ceux qu’on aime ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?