Partir sans Retour : Mon Frère Me Juge, Mais Je Ne Regrette Rien
« Tu vas vraiment nous laisser tomber, Lucie ? »
La voix de François résonne encore dans ma tête, tranchante comme une lame. Il est debout dans la cour de la ferme, les bras croisés, le regard dur. Je serre la poignée de ma valise, le cœur battant à tout rompre. Maman est là aussi, silencieuse, les yeux rougis par les larmes qu’elle tente de cacher derrière son tablier.
Je n’ai que vingt-deux ans, mais j’ai l’impression d’en porter cinquante sur mes épaules. Depuis la mort de Papa, il y a huit ans, tout repose sur nous trois. La ferme familiale, perdue au fin fond du Morbihan, ne tient debout que grâce à la sueur de nos fronts. Mais moi, je rêve d’autre chose. Je rêve de Paris, de lumière, de théâtre, d’une vie où je ne me lève pas à cinq heures pour traire les vaches sous la pluie.
« Tu crois que c’est facile pour moi ? » je lance à François, la voix tremblante. « Tu crois que j’ai envie de vous abandonner ? »
Il ne répond pas. Il me fixe avec ce mélange de colère et de tristesse qui me brise le cœur. Je sais ce qu’il pense : que je suis égoïste, que je fuis mes responsabilités. Mais il ne comprend pas. Il n’a jamais compris.
Je me souviens des soirs d’hiver, blottis tous les deux près du poêle, à écouter Maman raconter comment elle avait rencontré Papa au bal du village. François riait toujours aux éclats, moi je rêvais déjà d’ailleurs. J’imaginais les rues pavées de Paris, les cafés bondés, les salles obscures où l’on récite Molière devant des inconnus.
Mais ici, les rêves sont des luxes qu’on ne s’autorise pas. Ici, on travaille. On fait tourner la ferme parce que c’est ce qu’on attend de nous. Et si on ose vouloir autre chose, on devient un traître.
« Lucie… » Maman s’approche enfin. Sa main tremble quand elle caresse ma joue. « Tu es sûre ? »
Je hoche la tête. Je suis sûre. Sûre que si je reste, je vais étouffer. Sûre que si je pars, je vais culpabiliser toute ma vie. Mais je préfère la culpabilité à l’amertume.
Le train pour Paris part dans une heure. Je monte dans la vieille Clio de François en silence. Il conduit vite, trop vite sur les petites routes sinueuses bordées de champs détrempés par la pluie bretonne. Personne ne parle. Le silence est plus lourd que tous les mots du monde.
À la gare d’Auray, il s’arrête brusquement. Je descends sans un mot. Il sort lui aussi et claque la portière.
« Tu vas voir, tu reviendras vite ! Paris, c’est pas fait pour nous ! »
Je voudrais lui dire qu’il a tort, que je suis différente, que j’ai besoin d’essayer au moins une fois dans ma vie. Mais je n’ai plus la force de me battre.
Le train démarre. Par la fenêtre embuée, je vois François qui s’éloigne déjà vers la voiture. Je sens mes larmes couler malgré moi.
Arrivée à Paris, tout est gris et bruyant. Les gens courent partout, personne ne me regarde. Je me sens minuscule et terriblement seule. Mais au fond de moi brûle une petite flamme : celle de l’espoir.
Les premiers mois sont un enfer. Je dors sur un canapé chez une amie d’enfance, Camille, qui a quitté le village deux ans avant moi pour faire des études d’architecture. Je travaille comme serveuse dans un bistrot du 11ème arrondissement pour payer mon loyer minuscule et mes cours de théâtre du soir.
Chaque soir en rentrant chez moi, épuisée par les clients impolis et le métro bondé, je pense à Maman et François. Je pense aux vaches qu’il faut traire, aux champs à labourer, aux factures qui s’accumulent sur la table en formica de la cuisine familiale.
Je reçois parfois des messages de Maman : « Tout va bien ici », « François a réparé la clôture », « Les poules pondent moins ». Jamais un mot sur moi. Jamais un reproche non plus. Mais je sens le vide entre les lignes.
Un soir d’octobre, alors que Paris s’endort sous une pluie fine, mon téléphone sonne :
— Lucie ?
— Oui Maman ?
— François est tombé malade… Il a attrapé une mauvaise grippe… Il ne veut pas que tu t’inquiètes mais…
Mon cœur se serre. Pendant une seconde, j’ai envie de tout laisser tomber et de rentrer au village. Mais Camille me retient :
— Tu ne peux pas tout sacrifier à chaque fois qu’il y a un problème chez toi ! Tu as le droit de vivre ta vie !
Mais est-ce vrai ? Ai-je vraiment le droit ?
Les semaines passent. François guérit lentement. Maman m’écrit enfin : « Prends soin de toi ma fille ». C’est peu mais c’est tout ce dont j’avais besoin.
Un soir sur scène, devant une poignée de spectateurs inconnus, je récite un monologue d’Antigone : « Je veux comprendre pourquoi je dois obéir… » Les mots résonnent en moi comme jamais auparavant.
Je comprends alors que partir n’était pas un acte d’égoïsme mais un acte de survie.
Aujourd’hui encore, François ne m’a pas pardonné. Il m’envoie parfois des messages secs : « Tu viens pour Noël ? » ou « La moissonneuse est tombée en panne ». Mais jamais un mot tendre.
Maman vieillit vite depuis mon départ. Je rentre parfois au village mais je sens bien que rien ne sera plus jamais comme avant.
Ai-je eu raison de partir ? Aurais-je dû rester et sacrifier mes rêves pour ma famille ? Ou bien est-ce à eux d’accepter que chacun doit suivre sa propre route ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?