N’oublie pas ton portefeuille : Chronique d’une grand-mère française entre amour, argent et solitude
— Tu as pensé à prendre ton portefeuille, maman ?
La voix de mon fils, Laurent, résonne encore dans ma tête, sèche, presque agacée. Nous étions dans la cuisine, un dimanche de novembre, la pluie battant contre les vitres. Il était venu me voir, mais à peine assis, il avait déjà les yeux rivés sur son téléphone. J’avais préparé un gratin dauphinois, comme autrefois, espérant retrouver un peu de chaleur familiale. Mais la conversation a vite tourné autour de mes économies, de la maison, de ce que je comptais faire de mes assurances-vie.
Je m’appelle Madeleine, j’ai 78 ans, et j’ai vécu toute ma vie à Tours. Mon mari, Henri, est parti il y a dix ans déjà. Depuis, je vis seule dans cette maison qui sent la cire et la soupe aux poireaux. J’ai deux enfants, Laurent et Sophie, et trois petits-enfants : Camille, Hugo et Léa. Mais depuis quelques années, les visites se font rares. On m’appelle pour les anniversaires, ou quand il faut garder les enfants. Mais surtout, on me parle d’argent.
— Mamie, tu pourrais m’avancer pour mon permis ?
— Mamie, tu sais, la fac, c’est cher…
Au début, je donnais sans compter. J’étais heureuse de pouvoir aider. Mais peu à peu, j’ai compris que mes billets de vingt euros étaient devenus le seul ciment de notre famille. Les sourires, les « je t’aime », tout semblait conditionné à ce que je pouvais offrir. Un jour, Camille, ma petite-fille de 17 ans, est venue me voir. Elle avait besoin d’un ordinateur pour ses études. J’ai accepté, bien sûr. Mais elle n’est pas restée plus d’une heure. Pas même un café partagé.
Je me souviens d’un Noël, il y a deux ans. Toute la famille était réunie. J’avais décoré la maison, préparé des sablés, ressorti les albums photos. Mais très vite, la discussion a dérapé.
— Tu devrais penser à vendre la maison, maman, avait lancé Sophie. Tu n’as plus la force d’entretenir le jardin, ni de monter l’escalier.
J’ai senti mes mains trembler. Cette maison, c’était toute ma vie. Le jardin, les rosiers plantés avec Henri, le vieux poirier sous lequel les enfants jouaient…
— Et puis, avec l’argent, tu pourrais nous aider un peu plus, avait ajouté Laurent, sans même lever les yeux de son téléphone.
J’ai eu envie de crier, de leur dire que j’avais besoin d’eux, pas de leur convoitise. Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge. J’ai souri, comme toujours. J’ai coupé la bûche, distribué les cadeaux. Mais le cœur n’y était plus.
Depuis, je me sens étrangère dans ma propre famille. Les jours passent, rythmés par les visites de l’infirmière, les courses au marché, les souvenirs qui me tiennent compagnie. Parfois, je me surprends à parler à Henri, à lui demander conseil.
— Qu’est-ce que tu ferais, toi ? Tu leur donnerais tout, ou tu garderais un peu pour toi ?
Un matin, alors que je ramassais les feuilles mortes dans le jardin, j’ai vu Léa, ma plus jeune petite-fille, arriver en courant. Elle avait les joues rouges, les yeux brillants.
— Mamie, maman m’a dit de venir te demander si tu pouvais payer mon voyage scolaire à Paris.
J’ai senti une boule dans ma gorge. J’ai caressé ses cheveux, tenté de sourire.
— Bien sûr, ma chérie. Mais tu sais, tu pourrais venir me voir, même quand tu n’as pas besoin d’argent…
Elle m’a regardée, gênée, puis a haussé les épaules.
— Je suis occupée, mamie. J’ai des devoirs, tu sais…
Elle est repartie aussi vite qu’elle était venue. J’ai regardé le portail se refermer, le cœur serré. J’ai compris que je n’étais plus qu’un distributeur de billets, une vieille dame qu’on visite par nécessité.
Un soir, j’ai décidé d’inviter toute la famille à dîner. J’ai mis les petits plats dans les grands, ressorti la vaisselle du dimanche. J’espérais, naïvement, que l’ambiance serait différente. Mais à peine assis, Laurent a commencé :
— Tu as pensé à mettre ton nom sur le testament, maman ?
Sophie a enchaîné :
— Et la maison, tu comptes en faire quoi ?
J’ai posé ma fourchette, les larmes aux yeux.
— Est-ce que quelqu’un ici se soucie encore de moi, ou seulement de mon argent ?
Un silence glacial a envahi la pièce. Personne n’a répondu. J’ai compris, ce soir-là, que je devais penser à moi. J’ai décidé de garder mes économies, de profiter des petits plaisirs : un bouquet de fleurs, un bon livre, une part de tarte aux pommes achetée chez le boulanger.
Depuis, je vois moins mes enfants. Les appels se sont espacés. Mais je me sens plus libre, moins coupable. J’ai rencontré Lucienne, une voisine veuve, avec qui je partage des après-midis à jouer au scrabble ou à regarder des vieux films.
Parfois, je me demande : qu’est-ce qui reste quand l’amour familial se mesure à l’aune du portefeuille ? Est-ce que j’ai raté quelque chose ? Ou est-ce simplement la vie qui veut ça, aujourd’hui ?
Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce qu’on peut encore croire à la famille, quand l’argent s’en mêle ?