Mon mari, son portefeuille et ma cage : Comment j’ai survécu à un mariage qui m’étouffait
— Tu as encore dépensé vingt euros au supermarché ? Tu ne comprends donc pas ce que c’est que de gérer un budget ?
La voix de François résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la poignée du sac de courses, les doigts blanchis par la tension. Je voudrais lui répondre, lui dire que ces vingt euros, c’était pour les goûters des enfants, pour le lait, pour ce petit plaisir — une tablette de chocolat noir — que je m’accorde parfois pour ne pas sombrer. Mais je me tais. Comme toujours.
Je m’appelle Claire. J’ai quarante ans et j’habite à Angers avec François et nos deux enfants, Camille et Lucas. Douze ans de mariage. Douze ans à étouffer sous le poids d’un amour devenu cage. Au début, il était charmant, attentionné. Il me couvrait de fleurs et de promesses. Mais peu à peu, il a pris le contrôle : d’abord sur les comptes bancaires, puis sur mes choix, mes amitiés, jusqu’à mes pensées.
— Tu n’as pas besoin de travailler, je gagne assez pour nous deux, disait-il avec ce sourire qui me glaçait le sang.
J’ai quitté mon poste à la médiathèque après la naissance de Lucas. Je croyais que c’était pour le bien de la famille. Mais très vite, j’ai compris : sans salaire, je n’avais plus de mot à dire. Chaque dépense était scrutée, chaque ticket de caisse analysé. Il avait même installé une application sur mon téléphone pour suivre mes achats.
Un soir d’hiver, alors que je rangeais la vaisselle, Camille est entrée dans la cuisine.
— Maman, pourquoi tu pleures ?
J’ai essuyé mes joues d’un revers de main.
— Ce n’est rien, ma chérie. Juste un peu fatiguée.
Mais ce n’était pas la fatigue. C’était l’humiliation quotidienne, les remarques acerbes devant les enfants :
— Regarde ta mère, incapable de faire des économies !
Ou pire encore :
— Si tu continues comme ça, on finira sous les ponts.
Je me suis éloignée de mes amies. Laurence m’appelait souvent :
— Claire, tu me manques. On ne te voit plus au café du samedi…
Je trouvais toujours une excuse. La honte me collait à la peau. Comment expliquer que je devais demander l’autorisation pour acheter un simple café ?
Un jour, j’ai surpris une conversation entre François et son frère dans le salon.
— Tu sais, Claire n’a pas la tête pour gérer l’argent. Elle est trop naïve…
J’ai senti une colère sourde monter en moi. Mais elle s’est vite transformée en peur. Peur de tout perdre : le toit sur ma tête, mes enfants…
Les disputes sont devenues plus fréquentes. François claquait les portes, lançait des objets contre les murs. Jamais il ne m’a frappée — il n’en avait pas besoin. Sa violence était ailleurs : dans ses mots, ses regards méprisants, son silence glacial qui durait des jours.
Un matin, alors que je déposais Lucas à l’école primaire Jean-Macé, la directrice m’a prise à part.
— Claire, tout va bien à la maison ? Lucas semble inquiet ces derniers temps…
J’ai failli tout avouer. Mais j’ai souri faiblement :
— Oui, tout va bien… Merci de vous inquiéter.
Le soir même, j’ai fouillé dans une vieille boîte à chaussures où je cachais quelques billets économisés sur les courses. Cent cinquante euros en tout. Mon trésor secret. J’ai pensé à partir. Mais partir où ? Sans travail, sans famille proche — mes parents sont décédés il y a cinq ans — je me sentais piégée.
Un dimanche matin, alors que François était parti faire du vélo avec ses amis du club cycliste d’Angers, j’ai ouvert l’ordinateur familial. J’ai tapé « violences psychologiques conjugales » sur Google. Les témoignages défilaient sous mes yeux : des femmes comme moi, prisonnières d’un quotidien fait de peur et de dépendance.
J’ai lu qu’il existait des associations à Angers : Solidarité Femmes 49, le CIDFF… J’ai noté les numéros sur un bout de papier que j’ai glissé dans mon portefeuille.
Le soir venu, François a remarqué mon agitation.
— Qu’est-ce que tu mijotes encore ?
J’ai haussé les épaules.
— Rien… Je réfléchis juste à reprendre un petit boulot.
Il a éclaté de rire.
— Pour quoi faire ? Tu crois vraiment qu’on a besoin de ton salaire de bibliothécaire ?
J’ai senti une rage nouvelle bouillonner en moi. Cette fois-ci, je n’ai pas baissé les yeux.
— Oui, j’en ai besoin. Pour moi.
Il a haussé le ton :
— Tant que tu vis sous mon toit, c’est moi qui décide !
Cette phrase a résonné toute la nuit dans ma tête. Le lendemain matin, j’ai appelé Laurence.
— J’ai besoin d’aide…
Elle est venue immédiatement. Nous avons parlé des heures dans sa petite cuisine aux murs tapissés de photos de vacances.
— Tu n’es pas seule, Claire. Je peux t’héberger quelques jours si tu veux…
Le soir même, j’ai annoncé à François que je partais quelques jours chez une amie.
Il a ri jaune :
— Tu reviendras vite quand tu verras que tu n’es rien sans moi !
Mais cette fois-ci, je suis partie. Avec une valise et mon petit trésor caché. Les enfants sont restés avec leur père — je ne voulais pas les perturber brutalement — mais je leur ai promis de revenir vite.
Chez Laurence, j’ai dormi d’un sommeil sans cauchemars pour la première fois depuis des années. Le lendemain, j’ai appelé Solidarité Femmes 49. Une conseillère m’a reçue avec bienveillance.
— Vous avez fait le plus dur en partant… Maintenant il faut penser à vous reconstruire.
J’ai entamé les démarches pour retrouver un emploi à la médiathèque municipale. J’ai aussi engagé une procédure pour demander la garde alternée des enfants.
François a tenté de me faire peur : messages menaçants, lettres d’avocat… Mais je tenais bon. Soutenue par Laurence et par l’association, j’ai retrouvé peu à peu confiance en moi.
Quelques mois plus tard, lors d’une audience au tribunal d’Angers, j’ai enfin pu dire tout haut ce que j’avais tu pendant douze ans :
— Je veux vivre librement. Je veux montrer à mes enfants qu’on peut se relever.
Aujourd’hui encore, certains matins sont difficiles. Mais chaque jour passé loin de cette cage me rappelle que j’ai eu raison de partir.
Parfois je me demande : combien sommes-nous en France à vivre sous l’emprise silencieuse d’un conjoint ? Et surtout… combien oseront un jour ouvrir la porte de leur cage ?