Mon mari, le radin : Peut-on aimer quelqu’un qui compte chaque centime ?
« Tu as vraiment acheté du fromage AOP ? » La voix de Bertrand résonne dans la cuisine, tranchante comme un couperet. Je serre le sachet dans ma main, honteuse, alors que le parfum du comté flotte encore dans l’air. « Il était en promotion, » je murmure, mais je sais déjà que ce n’est pas suffisant. Rien n’est jamais suffisant pour Bertrand, surtout quand il s’agit d’argent.
Je m’appelle Claire. J’ai quarante-trois ans, deux enfants, un travail à mi-temps dans une petite librairie de quartier à Nantes. Et depuis quinze ans, je vis avec un homme pour qui chaque centime compte plus que tout. Au début, je trouvais ça rassurant : il était prévoyant, économe, jamais dans l’excès. Mais peu à peu, cette prudence s’est transformée en obsession. Aujourd’hui, chaque dépense est un combat.
« Tu sais combien ça coûte, le fromage AOP ? Tu aurais pu prendre du premier prix ! »
Je baisse les yeux. Les enfants sont dans leur chambre, mais ils entendent tout. Je le sais parce que Lucie, ma fille de douze ans, me glisse parfois des petits mots : « Maman, tu veux qu’on mange moins pour économiser ? » Ça me brise le cœur.
Bertrand n’a pas toujours été comme ça. Quand nous nous sommes rencontrés à la fac à Rennes, il était drôle, passionné de littérature comme moi. On passait des heures à refaire le monde dans les cafés. Mais après la naissance de notre fils Paul, tout a changé. Il a perdu son emploi d’ingénieur et s’est replié sur lui-même. Il a trouvé un poste moins bien payé et depuis, il ne pense qu’à économiser.
Au début, j’ai compris : il avait peur pour l’avenir. Mais maintenant ? Il coupe le chauffage en hiver pour « faire des économies », refuse qu’on parte en vacances (« On a la Loire-Atlantique, c’est déjà bien ! »), surveille chaque ticket de caisse. Il a même installé une application pour suivre nos dépenses au centime près.
Un soir, alors que je rentrais tard de la librairie, j’ai trouvé Lucie en train de pleurer dans sa chambre. « Papa a dit qu’on ne pouvait pas aller à l’anniversaire de Camille parce que le cadeau coûte trop cher… » J’ai serré ma fille contre moi et j’ai senti une colère sourde monter en moi. Ce n’était plus seulement mon problème : c’était celui de toute la famille.
J’ai essayé d’en parler à Bertrand. « Tu ne comprends pas, Claire ! On ne peut pas vivre au-dessus de nos moyens ! »
« Mais on ne vit pas… on survit ! » ai-je crié sans m’en rendre compte. Il m’a regardée comme si j’étais folle.
Les disputes sont devenues plus fréquentes. Parfois, je me surprends à rêver d’une vie sans lui : acheter une baguette sans compter les centimes, offrir un livre à Lucie sans culpabiliser, partir un week-end à La Baule juste parce qu’on en a envie.
Un dimanche matin, alors que les enfants étaient chez leurs grands-parents, j’ai osé aborder le sujet qui me hantait depuis des mois.
« Bertrand… est-ce que tu es heureux ? »
Il a haussé les épaules. « Je fais ce qu’il faut pour qu’on ne manque de rien. »
« Mais on manque de tout… de joie, de spontanéité… Tu ne vois pas que tu nous étouffes ? »
Il est resté silencieux longtemps. Puis il a murmuré : « Je ne veux pas revivre ce que j’ai vécu enfant… Les huissiers à la porte… Ma mère qui pleure parce qu’elle ne sait pas comment payer le loyer… Je ne veux pas ça pour vous. »
Pour la première fois depuis longtemps, j’ai vu la peur dans ses yeux. Une peur viscérale, qui le ronge et qui nous ronge tous.
Mais moi aussi j’ai peur. Peur de passer à côté de ma vie, peur que mes enfants grandissent avec l’idée que l’argent est plus important que le bonheur.
J’ai commencé à voir une psychologue. Elle m’a dit : « Claire, vous avez le droit d’exister en dehors de l’angoisse de votre mari. »
Alors j’ai pris une décision : j’ai ouvert un compte bancaire à mon nom. J’y mets un peu d’argent chaque mois, même si ce n’est pas grand-chose. J’ai aussi proposé à Lucie et Paul de faire une sortie mère-enfants chaque mois : une glace sur les bords de l’Erdre, un ciné le mercredi après-midi… Rien d’extravagant, mais des moments à nous.
Bertrand l’a mal pris au début. Il a crié, menacé de tout contrôler encore plus. Mais j’ai tenu bon.
Un soir, alors que je lisais un roman dans notre lit glacé (il refuse d’allumer le chauffage après 21h), il m’a demandé : « Tu comptes me quitter ? »
J’ai hésité. Puis j’ai répondu : « Je ne sais pas encore. Mais je sais que je ne veux plus vivre comme ça. »
Depuis ce jour-là, quelque chose a changé entre nous. Il fait des efforts – petits, timides – mais il essaie. Il a accepté qu’on parte un week-end chez ma sœur à Angers. Il a même proposé d’acheter une galette des rois pour l’Épiphanie.
Mais la peur est toujours là, tapie dans l’ombre.
Parfois je me demande : peut-on vraiment aimer quelqu’un qui compte chaque centime ? Ou faut-il accepter de se perdre soi-même pour sauver un mariage ?
Et vous… jusqu’où seriez-vous prêts à aller par amour ?