Mon journal intime, mon pire ennemi : l’histoire de Claire

— Tu crois vraiment que tu peux tout cacher, Claire ?

La voix de mon frère Paul résonne dans le couloir, froide et tranchante. Je serre les poings, le cœur battant à tout rompre. Je viens de rentrer du lycée, et déjà, je sens que quelque chose ne va pas. Ma mère me regarde d’un air grave depuis la cuisine, mon père feuillette nerveusement le journal sans lire une seule ligne. Sur la table du salon, mon téléphone vibre sans cesse : des notifications, des messages, des moqueries.

Tout a commencé il y a trois jours. J’ai perdu mon journal intime. Ce carnet à la couverture violette, usée sur les bords, où j’ai confié mes peurs, mes rêves, mes hontes. J’y ai écrit tout ce que je n’osais dire à personne : ma jalousie envers ma sœur Camille, mes doutes sur mon orientation sexuelle, ma colère contre mes parents, mes angoisses face à l’avenir. Je croyais que le papier était un refuge. Je me trompais.

Le lendemain de sa disparition, un compte anonyme a commencé à publier des extraits sur Instagram. D’abord quelques phrases, puis des paragraphes entiers. Mon secret sur la fois où j’ai triché au bac blanc. Mon obsession pour Lucie, ma meilleure amie. Ma haine de moi-même les soirs où je me sens invisible. Tout y passe. Les likes s’accumulent, les commentaires aussi : « C’est qui cette tarée ? », « Elle est grave chelou », « On dirait Claire… »

Au lycée Jean-Jaurès, tout le monde murmure sur mon passage. Les regards se détournent ou s’attardent trop longtemps. Lucie ne me parle plus. Camille me lance des regards noirs à la maison. Paul jubile : il a enfin trouvé une arme contre moi. Mes parents ne comprennent rien mais sentent que quelque chose cloche.

— Claire, tu veux nous expliquer ce qui se passe ? demande ma mère d’une voix douce mais ferme.

Je voudrais disparaître. Je voudrais hurler que ce n’est pas moi qui ai voulu tout ça. Mais comment expliquer que mes propres mots sont devenus des armes contre moi ?

Le soir, enfermée dans ma chambre, je relis les publications anonymes. Chaque phrase me brûle comme une gifle. Je reconnais mon écriture, mes tournures de phrase. Je me déteste d’avoir été aussi sincère avec moi-même. Je soupçonne tout le monde : Camille qui m’en veut depuis des mois parce que j’ai révélé son secret à Paul ; Paul qui adore me voir souffrir ; même Lucie, qui sait où je cache mes affaires.

Un soir, alors que je rentre tard après un cours de théâtre, j’entends mes parents se disputer à voix basse :

— Tu crois qu’elle va mal ?
— Elle ne nous dit rien… On devrait peut-être consulter quelqu’un.

Je me sens trahie par leur inquiétude maladroite. Ils ne comprennent pas que c’est trop tard : tout le monde sait déjà tout.

Au lycée, la situation empire. On colle des extraits de mon journal sur mon casier : « Je hais mon corps », « J’aimerais disparaître ». Les profs font semblant de ne rien voir. Un jour, Lucie m’arrête dans le couloir :

— C’est vrai ce que tu as écrit sur moi ?

Je baisse les yeux. Elle s’éloigne sans attendre de réponse.

Je commence à sécher les cours. Je reste enfermée dans ma chambre, à ressasser chaque mot publié. Ma mère frappe à la porte :

— Claire, il faut qu’on parle.

Je refuse d’ouvrir. Je n’ai plus confiance en personne.

Un soir, alors que je fouille dans la chambre de Camille à la recherche d’indices, elle me surprend.

— Tu cherches quoi ? Mon journal ? Tu veux te venger ?

Je fonds en larmes.

— Pourquoi tu me fais ça ?
— Ce n’est pas moi ! Tu crois vraiment que j’aurais le temps de faire un truc pareil ?

Son regard est sincère. Pour la première fois depuis des semaines, je sens qu’elle dit la vérité.

Je commence alors à soupçonner Paul. Mais il nie tout en bloc et me traite de paranoïaque.

Les jours passent et l’anonymat du compte continue de me hanter. Un soir, je reçois un message privé : « Tu veux savoir qui je suis ? Viens au parc demain à 18h. »

J’y vais, tremblante. Sur un banc, une silhouette m’attend : c’est Chloé, une fille de ma classe avec qui j’ai à peine échangé quelques mots.

— Pourquoi ?

Elle baisse les yeux.

— J’étais jalouse… Tu as toujours l’air si forte, si sûre de toi… Je voulais te faire tomber de ton piédestal.

Je reste sans voix. Je voudrais la frapper ou lui hurler dessus mais je n’y arrive pas. Je suis vidée.

— Tu as réussi…

Elle s’excuse maladroitement mais rien ne pourra réparer ce qu’elle a brisé en moi.

À la maison, j’avoue tout à mes parents. Ils sont désemparés mais soulagés de comprendre enfin ce que je traverse. Ma mère me prend dans ses bras pour la première fois depuis des années.

Au lycée, Chloé finit par avouer son geste devant le proviseur. Elle est sanctionnée mais le mal est fait : ma réputation est détruite, mes amitiés brisées.

Il me faudra des mois pour oser écrire à nouveau. Cette fois-ci sur des feuilles volantes que je brûle aussitôt après avoir couché mes pensées.

Aujourd’hui encore, je me demande : comment peut-on survivre quand notre intimité devient publique ? Est-ce qu’on peut vraiment pardonner à ceux qui nous trahissent ou faut-il apprendre à vivre avec ces cicatrices ?