Mon fils me propose de faire le ménage chez lui… contre de l’argent : ai-je vraiment mérité ça ?
« Maman, tu pourrais venir faire le ménage chez nous ? On te paierait, bien sûr. »
La voix de Julien résonne encore dans ma tête, froide, presque professionnelle. Je serre la poignée de mon sac à main, debout dans l’entrée de leur appartement moderne du 15ème arrondissement. Camille, sa femme, ne m’a même pas regardée en ouvrant la porte. Elle a juste lancé un « Bonjour » sec avant de disparaître dans la cuisine. Je sens déjà la tension me nouer l’estomac.
Je n’ai jamais accepté Camille. Elle est tout ce que je ne suis pas : ambitieuse, sûre d’elle, issue d’une famille aisée de Lyon. Depuis leur mariage il y a trois ans, j’ai l’impression d’avoir perdu mon fils. Les repas de famille sont devenus des épreuves ; chaque mot est pesé, chaque geste observé. Et maintenant, il me propose… ça ?
« Tu sais, maman, avec nos horaires, on n’y arrive plus. Et puis tu pourrais arrondir tes fins de mois… »
Arrondir mes fins de mois ? Est-ce qu’il croit que je suis à ce point dans le besoin ? J’ai travaillé toute ma vie comme secrétaire dans une petite mairie du Val-de-Marne. J’ai élevé seule Julien et sa sœur Claire après le départ de leur père. J’ai tout sacrifié pour eux. Et aujourd’hui, mon fils me propose de devenir sa femme de ménage.
Je regarde autour de moi : l’appartement est impeccable, décoré avec goût. Des photos de vacances à Biarritz, des livres d’art sur la table basse… Rien qui ne rappelle mon univers modeste. Je me sens étrangère ici.
Camille revient avec deux tasses de café. Elle les pose sans un mot sur la table. Julien s’éclaircit la gorge :
— On sait que ce n’est pas facile pour toi en ce moment…
— Ce n’est pas une question d’argent, Julien !
Ma voix tremble malgré moi. Camille lève les yeux au ciel.
— Hélène, ce n’est pas une honte de travailler pour sa famille. Beaucoup de gens le font.
Je sens les larmes monter. Je me retiens. Je ne veux pas leur donner cette satisfaction.
— Je ne suis pas « beaucoup de gens », Camille. Je suis sa mère.
Un silence glacial s’installe. Julien regarde ses mains, mal à l’aise.
— Maman… On voulait juste t’aider.
Aider ? Est-ce vraiment ça ? Ou veulent-ils simplement se débarrasser d’une corvée tout en se donnant bonne conscience ?
Je repense à Claire, ma fille cadette. Elle vit à Toulouse et m’appelle chaque semaine. Elle n’a jamais jugé mes choix ni mes faiblesses. Elle m’a toujours dit : « Tu es la meilleure maman du monde ». Pourquoi ai-je l’impression que Julien me juge ?
Je me souviens du jour où il m’a annoncé qu’il épousait Camille. J’avais senti que quelque chose se brisait entre nous. Depuis, chaque rencontre est un combat silencieux.
— Tu sais quoi, Julien ? Je vais y réfléchir.
Je prends mon sac et sors sans me retourner. Dans la rue, l’air frais me gifle le visage. Je marche longtemps, perdue dans mes pensées.
Le soir même, Claire m’appelle.
— Maman, tu as l’air fatiguée… Qu’est-ce qui se passe ?
Je craque et lui raconte tout.
— Mais c’est humiliant ! s’indigne-t-elle. Tu n’es pas leur employée !
— Peut-être qu’ils veulent juste m’intégrer à leur vie…
— Non, maman ! Ils veulent te mettre à distance sous prétexte d’aide !
Ses mots résonnent en moi. Ai-je été trop fière ? Ou bien ai-je raison de refuser ce rôle ?
Les jours passent. Julien m’envoie des messages polis mais distants : « As-tu réfléchi ? » Je ne réponds pas.
Un dimanche matin, il débarque chez moi sans prévenir.
— Maman, pourquoi tu ne réponds pas ?
— Parce que je ne sais plus quoi penser ! Tu veux que je sois ta mère ou ta femme de ménage ?
Il baisse les yeux.
— Camille pense que…
— Camille pense toujours beaucoup de choses ! Mais toi, qu’est-ce que tu veux ?
Il hésite.
— Je veux juste que tu sois là… Mais c’est compliqué avec Camille… Elle trouve que tu nous juges tout le temps.
— Peut-être parce que je me sens jugée aussi !
Un silence lourd s’installe. Je sens que nous sommes au bord d’un gouffre.
— Maman… Je suis désolé si je t’ai blessée. Ce n’était pas mon intention.
Je fonds en larmes. Il me prend maladroitement dans ses bras.
— Je ne veux pas d’argent pour être près de toi, Julien. Je veux juste qu’on se parle… comme avant.
Il hoche la tête, ému.
Quelques semaines plus tard, Camille m’invite à dîner. Pour la première fois, elle me demande une recette familiale et m’écoute vraiment. Ce n’est pas parfait, mais c’est un début.
Aujourd’hui encore, je me demande : où placer la limite entre aider ses enfants et se perdre soi-même ? L’amour maternel doit-il tout accepter ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?