Mon fils, cet inconnu : le jour où tout a basculé à l’hôpital
— Madame Lefèvre ? Ici le service des urgences du CHU de Nantes. Votre fils Thomas a eu un accident. Il faudrait venir rapidement.
J’ai lâché la tasse de café qui s’est brisée sur le carrelage. Mon cœur battait si fort que j’avais du mal à respirer. Thomas… Mon fils. Celui qui, depuis des années, ne m’appelait que pour les anniversaires ou Noël, et encore, parfois par simple SMS. J’ai attrapé mon sac, mes clés, et je suis sortie sans même fermer la porte à clé.
Sur la route, mille souvenirs me sont revenus. Thomas petit garçon, ses rires dans le jardin de notre maison à Rezé, ses colères d’adolescent, puis ce silence qui s’est installé entre nous. Je me suis souvent demandé ce que j’avais raté. Son père disait toujours : « Laisse-le vivre sa vie, Madeleine. » Mais comment accepter de devenir une étrangère pour son propre enfant ?
À l’hôpital, tout était blanc, froid, impersonnel. Une infirmière m’a conduite dans une salle d’attente où deux jeunes femmes étaient déjà assises. L’une d’elles pleurait en silence. L’autre me regarda avec une méfiance à peine voilée.
— Vous êtes… la mère de Thomas ? demanda-t-elle d’une voix sèche.
J’ai hoché la tête, incapable de parler.
— Je suis Camille, sa colocataire… et voici Julie.
Julie releva la tête. Ses yeux étaient rouges. Elle murmura :
— Je suis sa compagne.
Compagne ? Thomas ne m’avait jamais parlé d’elle. Je me sentais soudain de trop, comme une intruse dans la vie de mon propre fils.
Le médecin est arrivé. Il nous a expliqué que Thomas avait été renversé par une voiture alors qu’il traversait la rue pour aider un sans-abri. Son état était grave mais stable. J’ai senti mes jambes fléchir.
— Vous pouvez le voir quelques minutes, mais il est très fatigué, précisa-t-il.
Nous sommes entrées toutes les trois dans la chambre. Thomas était pâle, branché à des machines qui bipaient doucement. Julie s’est précipitée vers lui, lui a pris la main. Camille s’est tenue en retrait. Moi, je n’osais pas avancer.
— Maman… souffla-t-il faiblement en me voyant.
J’ai senti les larmes monter. J’ai voulu lui dire tant de choses, mais aucun mot ne sortait.
Après cette visite, j’ai attendu dans le couloir. Camille est venue s’asseoir près de moi.
— Vous savez… Thomas n’a jamais voulu vous inquiéter. Mais il n’est pas celui que vous croyez.
Je l’ai regardée, déconcertée.
— Il a monté une association pour les jeunes LGBT en rupture familiale. Il passe ses soirées à aider des gamins qui n’ont plus personne…
J’ai eu un vertige. Thomas ? Mon fils ? Je n’en savais rien. Pourquoi ne m’avait-il jamais parlé de tout ça ?
Camille a continué :
— Il avait peur que vous ne compreniez pas. Que vous soyez déçue.
Je me suis sentie coupable. Avais-je été une mère si fermée d’esprit ? Avais-je donné l’impression que je n’accepterais pas son engagement ?
Les jours suivants, j’ai découvert peu à peu la vie secrète de Thomas. Julie m’a montré des photos : des soirées solidaires, des marches pour l’égalité, des sourires d’enfants sauvés de la rue grâce à lui. J’ai rencontré ses amis : Malik, qui avait fui sa famille après son coming out ; Sophie, rejetée par ses parents catholiques pratiquants ; et tant d’autres qui voyaient en Thomas un héros discret.
Un soir, alors que je rentrais chez moi épuisée, j’ai trouvé une lettre dans mon sac. C’était l’écriture de Thomas.
« Maman,
Je sais que tu dois être perdue en découvrant tout ça. Je n’ai jamais voulu te mentir mais j’avais peur de te perdre aussi. J’aurais aimé que tu sois fière de moi… »
J’ai pleuré toute la nuit.
Quand Thomas est sorti du coma, je me suis assise près de lui et j’ai pris sa main.
— Je suis désolée, mon chéri. J’aurais dû te demander plus souvent comment tu allais vraiment… Pas juste si tu avais bien mangé ou si tu avais froid.
Il a souri faiblement.
— Tu sais… j’aurais aimé te parler plus tôt. Mais j’avais peur que tu ne comprennes pas pourquoi j’aidais ces jeunes au lieu de chercher un « vrai » travail comme papa voulait…
Je lui ai caressé les cheveux comme quand il était petit.
— Ce que tu fais est beau, Thomas. Je suis fière de toi. Vraiment.
Il a fermé les yeux, soulagé.
Mais au fond de moi, je savais que tout ne serait pas simple. Il faudrait du temps pour rattraper les années perdues, pour comprendre ce fils que j’avais cru connaître et qui m’avait tant caché par peur d’être jugé.
Aujourd’hui encore, je me demande : comment peut-on passer à côté de la vie de son propre enfant ? Est-ce notre faute à nous, parents ? Ou bien est-ce la société qui pousse nos enfants à se taire ?