Maman, rends-moi les clés !
— Maman, rends-moi les clés !
Ma voix tremble dans le couloir, résonnant contre les murs de notre petit appartement à Lyon. Je serre les poings, le regard fixé sur ma mère, Françoise, qui me dévisage comme si j’étais devenu un étranger. Derrière moi, la porte claque : Ségolène vient de rentrer, les épaules voûtées, le visage fermé. Encore une journée où elle a préféré traîner au bureau plutôt que de rentrer chez nous.
— Tu exagères, Julien. Je ne fais que t’aider ! Tu travailles tard, Ségolène aussi… Qui s’occupe du linge ? Qui prépare un vrai repas ?
Sa voix est douce mais tranchante, pleine de cette autorité maternelle qui m’a toujours écrasé. Je sens la colère monter, mais aussi la honte. Ségolène ne me regarde même pas. Elle file dans la chambre sans un mot.
Je me souviens du début. Quand Ségolène et moi avons emménagé ici, tout semblait possible. On riait dans la cuisine, on rêvait d’un enfant, d’un avenir à deux. Mais très vite, ma mère a pris l’habitude de passer « juste pour aider ». Au début, c’était pratique : un plat chaud, un coup de main pour le ménage. Puis elle a demandé un double des clés « au cas où ». J’ai cédé, comme toujours.
Petit à petit, elle s’est installée dans notre quotidien. Elle venait le matin avant qu’on parte travailler, elle repassait le soir « pour voir si tout allait bien ». Ségolène a commencé à râler :
— Julien, ta mère est partout. Je n’ai plus l’impression d’être chez moi.
Je tentais de la rassurer :
— Elle veut juste nous aider… Elle se sent seule depuis que papa est parti.
Mais je voyais bien que Ségolène s’éloignait. Les repas à deux sont devenus rares. Les disputes ont remplacé les rires. Un soir, elle a craqué :
— Je ne peux plus vivre comme ça ! J’ai l’impression d’être une invitée chez moi. Ta mère critique tout ce que je fais, elle fouille dans nos affaires…
J’ai voulu parler à ma mère. Mais chaque fois que j’essayais, elle se mettait à pleurer :
— Après tout ce que j’ai fait pour toi… Tu me rejettes ?
Et moi, lâchement, je me taisais. Je laissais faire.
Aujourd’hui, Ségolène rentre encore plus tard que d’habitude. Je la trouve assise sur le lit, les yeux rouges.
— Tu veux qu’on parle ?
Elle secoue la tête.
— À quoi bon ? Tu ne changeras jamais.
Je sens une panique sourde m’envahir. Et si elle partait ? Si je me retrouvais seul avec ma mère et mes regrets ?
Le lendemain matin, je trouve Ségolène en train de préparer un sac.
— Tu vas où ?
— Chez Camille. J’ai besoin de réfléchir.
Je reste planté là, incapable de bouger. Ma mère arrive à ce moment-là, comme si tout était normal.
— Oh, tu pars déjà ? Tu veux que je t’aide à plier tes affaires ?
Ségolène la regarde droit dans les yeux :
— Non merci. J’aimerais juste être tranquille.
Ma mère se tourne vers moi, blessée :
— Tu la laisses me parler comme ça ?
Je sens la colère exploser en moi.
— Maman, ça suffit ! Tu dois arrêter de venir ici sans prévenir. Ce n’est plus chez toi !
Elle blêmit.
— Mais… tu es mon fils ! Je fais ça pour toi !
— Non, tu fais ça pour toi. Parce que tu as peur d’être seule. Mais tu es en train de me faire perdre ma femme !
Un silence glacial s’abat sur la pièce. Ma mère se met à pleurer doucement.
— Je voulais juste être utile…
Je m’approche d’elle et lui prends les mains.
— Je t’aime maman, mais il faut que tu me laisses vivre ma vie. Ségolène et moi avons besoin d’espace.
Elle hoche la tête sans un mot et sort les clés de son sac. Je les prends avec un mélange de soulagement et de tristesse.
Ségolène me regarde depuis le couloir.
— Il était temps…
Elle pose son sac et s’approche de moi. On reste là, silencieux, à se regarder sans savoir quoi dire.
Les jours suivants sont étranges. Ma mère ne vient plus. L’appartement semble plus grand, plus vide aussi. Ségolène revient peu à peu vers moi. On recommence à parler, à rire parfois. Mais une blessure demeure.
Un soir, alors qu’on dîne ensemble pour la première fois depuis des semaines, Ségolène me demande :
— Tu crois qu’on pourra vraiment repartir à zéro ?
Je n’en sais rien. J’ai peur d’avoir trop attendu pour réagir. Mais je veux y croire.
Parfois je repense à ma mère, seule dans son appartement du 8e arrondissement. Ai-je été trop dur ? Ou fallait-il vraiment choisir entre elle et ma vie de couple ? Est-ce qu’on peut vraiment couper le cordon sans blesser ceux qu’on aime ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?