Ma fille n’aime qu’un seul enfant : le drame silencieux d’une grand-mère
« Pourquoi tu ne viens jamais me voir, mamie ? » La voix d’Hugo, à peine un souffle, me transperce le cœur. Il est là, assis sur le tapis du salon, les genoux repliés contre sa poitrine, les yeux fixés sur le sol. Je sens la brûlure de la honte monter en moi. Je voudrais lui dire que je l’aime, que je pense à lui chaque jour, mais les mots restent coincés dans ma gorge.
Tout a commencé il y a des années, bien avant que je ne devienne la spectatrice impuissante de ce drame familial. Ma fille, Claire, a toujours eu un lien particulier avec Camille, son aînée. Dès la naissance, Camille était l’enfant rêvée : calme, brillante, obéissante. Quand Hugo est arrivé, deux ans plus tard, il était différent : plus turbulent, plus fragile, moins facile à comprendre. J’ai vu Claire s’éloigner de lui, sans même s’en rendre compte. Elle disait : « Il est difficile, Hugo. Je n’arrive pas à le cerner. » Moi, je voyais surtout un petit garçon qui cherchait désespérément à attirer l’attention de sa mère.
Les années ont passé, et la fracture s’est creusée. Camille recevait des compliments, des cadeaux, des encouragements. Hugo, lui, récoltait des reproches et des silences. À chaque fête de famille, je voyais Claire enlacer Camille, la féliciter pour ses notes, ses dessins, ses victoires au judo. Hugo restait en retrait, les yeux brillants d’envie et de tristesse. J’ai essayé d’en parler à Claire, mais elle balayait mes inquiétudes d’un revers de main : « Tu exagères, maman. Je les aime tous les deux pareil. » Mais je savais que ce n’était pas vrai.
Un soir d’hiver, alors que la neige tombait sur la banlieue de Dijon, j’ai surpris une scène qui m’a glacée. Hugo était venu montrer un dessin à sa mère. Claire, absorbée par son téléphone, a à peine levé les yeux. « C’est bien, Hugo. Va jouer avec ta sœur. » Il a baissé la tête et s’est éloigné sans un mot. J’ai senti la colère monter en moi. Après le dîner, j’ai pris Claire à part :
— Tu ne vois donc pas ce que tu fais ? Hugo a besoin de toi !
— Maman, arrête avec ça ! Tu dramatises tout. Camille a besoin de moi aussi.
— Mais Hugo souffre ! Tu ne le vois pas ?
— Il est comme son père, toujours dans la lune. Je ne peux pas tout faire.
Je me suis tue. Peut-être avais-je été trop dure. Peut-être que Claire avait raison : la vie est compliquée, et aimer ses enfants n’est pas toujours simple. Mais chaque fois que je voyais Hugo s’effacer un peu plus, je me demandais si j’aurais pu agir autrement.
Les années ont filé. Camille est devenue une adolescente épanouie, populaire au lycée, entourée d’amis. Hugo, lui, s’est renfermé. Il passait des heures dans sa chambre, à dessiner ou à jouer à des jeux vidéo. Il ne parlait plus beaucoup. Un jour, il m’a confié à voix basse : « Je crois que maman ne m’aime pas. » J’ai senti mon cœur se briser. J’ai voulu le prendre dans mes bras, lui dire que ce n’était pas vrai, mais je savais que pour lui, c’était la réalité.
J’ai tenté d’être une grand-mère présente, de compenser l’indifférence de Claire. J’invitais Hugo à dormir chez moi, je l’emmenais au cinéma, je l’écoutais parler de ses passions. Mais rien ne remplaçait l’amour d’une mère. Un soir, alors que je raccompagnais Hugo chez lui, il m’a demandé :
— Tu crois que je pourrais partir vivre chez toi ?
J’ai eu envie de dire oui, de le protéger du monde entier. Mais je savais que ce n’était pas la solution. J’ai parlé à Claire une nouvelle fois. Elle s’est mise en colère :
— Tu veux me faire passer pour une mauvaise mère ? Tu ne comprends rien à ce que je vis !
Je me suis sentie impuissante, inutile. J’ai commencé à douter de moi-même. Avais-je raté quelque chose dans l’éducation de Claire ? Avais-je transmis sans le vouloir ce poison du favoritisme ?
La situation a empiré quand Camille a eu son bac avec mention. Toute la famille était réunie pour fêter l’événement. Claire a organisé une grande fête, des ballons partout, un gâteau énorme. Hugo était là, assis dans un coin, invisible. Personne ne lui a demandé comment il allait, ce qu’il ressentait. J’ai vu dans ses yeux une tristesse profonde, un appel au secours silencieux.
Quelques semaines plus tard, Hugo a fait une tentative de fugue. On l’a retrouvé chez un copain, à l’autre bout de la ville. Claire était furieuse, mais aussi paniquée. Pour la première fois, elle m’a appelée en pleurs :
— Maman, je ne comprends pas… Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?
Je n’ai pas su quoi répondre. J’ai simplement pris Claire dans mes bras, comme quand elle était petite. J’ai compris que la douleur se transmettait de génération en génération, comme une malédiction silencieuse.
Aujourd’hui, Hugo a 17 ans. Il va mieux, mais la blessure est là, profonde. Camille est partie faire ses études à Lyon. Claire essaie de se rapprocher de son fils, mais il reste méfiant. Je continue d’être là pour eux, mais je me demande chaque jour : aurais-je pu empêcher tout cela ? Est-ce qu’on peut vraiment réparer le cœur d’un enfant blessé ?
Parfois, la nuit, je me demande : « Qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment aimer ses enfants de la même façon ? »