Ma fille a honte de moi : le combat d’une mère seule à Lyon

— Tu ne comprends pas, maman ! s’écria Camille, les yeux brillants de colère et de larmes. Pourquoi tu ne peux pas juste… faire un effort ?

Je restai figée sur le seuil de la cuisine, mon torchon à la main. La voix de ma fille résonnait encore dans l’appartement exigu du 7ème arrondissement de Lyon. Un effort ? Je me suis tuée à la tâche pour elle depuis la mort de Paul, mon mari, il y a dix ans. J’ai accepté tous les petits boulots : femme de ménage, caissière, aide à domicile. Tout pour que Camille ne manque de rien. Mais aujourd’hui, ce n’était plus assez.

Camille venait de se marier avec Julien, fils unique d’une famille bourgeoise du Vieux Lyon. Leur mariage avait été somptueux : traiteur étoilé, robe sur mesure, salle louée dans un château. J’avais mis toutes mes économies dans une modeste enveloppe pour leur offrir un cadeau, mais à côté des chèques et des bijoux offerts par les parents de Julien, mon geste paraissait ridicule.

Depuis ce jour-là, quelque chose s’était brisé entre nous. Camille venait moins souvent. Quand elle passait, elle évitait d’aborder le sujet de l’argent ou des cadeaux. Mais ce soir-là, tout avait explosé.

— Tu sais bien que je fais tout ce que je peux…

— Mais ce n’est jamais assez ! Tu ne comprends pas ce que c’est d’être la seule à ne rien recevoir d’exceptionnel ? Les parents de Julien m’ont offert une voiture ! Et toi…

Sa voix se brisa. Je sentis la honte m’envahir, brûlante et acide. J’aurais voulu disparaître.

Après son départ précipité, je restai seule dans la cuisine sombre. Je repensais à toutes ces années où j’avais refusé d’acheter pour moi-même un manteau neuf pour pouvoir lui offrir un livre ou une sortie au cinéma. Avais-je échoué ?

Le lendemain matin, au marché, les regards des autres m’étaient insupportables. J’imaginais qu’ils savaient tout : ma pauvreté, la honte de ma fille, mon incapacité à être « comme il faut ». Madame Lefèvre, ma voisine du troisième, me lança un sourire compatissant :

— Ça va, Anne ? Tu as l’air fatiguée…

Je haussai les épaules.

— Oh, vous savez… Les soucis ne manquent pas.

Elle posa une main sur mon bras.

— Vous êtes une mère courageuse. Ne laissez personne vous faire croire le contraire.

Mais ses mots glissaient sur moi comme la pluie sur les vitres du tramway. Le soir venu, je tentai d’appeler Camille. Messagerie. Je laissai un message maladroit :

— Ma chérie… Je t’aime. Je suis désolée si je ne fais pas assez…

Pas de réponse.

Les jours passèrent. Je croisais parfois Camille au bras de Julien dans les rues commerçantes du centre-ville. Elle détournait les yeux ou me saluait à peine. Un jour, alors que je faisais la queue à la boulangerie, j’entendis deux femmes parler derrière moi :

— Tu as vu la mère de Camille ? Elle fait pitié…

Je sentis mes joues s’enflammer. Je sortis précipitamment sans prendre mon pain.

Une nuit, incapable de dormir, je relus les lettres que Camille m’avait écrites enfant : « Maman, tu es la meilleure du monde », « Merci pour le goûter », « Je t’aime fort ». Où était passée cette tendresse ? Comment l’argent avait-il pu tout détruire ?

Un dimanche matin, alors que je préparais un gâteau au yaourt — le préféré de Camille — j’entendis frapper à la porte. C’était elle. Elle semblait fatiguée, les yeux cernés.

— Maman… Est-ce que je peux entrer ?

Je hochai la tête sans un mot. Elle s’assit à la table et fixa ses mains tremblantes.

— Je suis désolée pour l’autre soir… Je ne voulais pas te blesser. C’est juste que… avec Julien et sa famille… tout est une question d’apparence. Ils me jugent tout le temps. Et parfois j’ai honte…

Sa voix se brisa à nouveau.

— Honte de moi ?

Elle secoua la tête.

— Non… Honte d’être différente. D’avoir grandi sans tout ce qu’ils ont eu. Et j’ai peur qu’ils pensent que je vaux moins qu’eux…

Je pris sa main dans la mienne.

— Tu n’as jamais manqué d’amour. Peut-être pas d’argent… mais d’amour, jamais.

Elle éclata en sanglots et se blottit contre moi comme lorsqu’elle était petite fille.

Ce jour-là, j’ai compris que la honte n’était pas seulement la mienne ; elle était aussi celle de ma fille, prise entre deux mondes qui ne se comprennent pas. J’ai compris aussi que l’amour maternel ne se mesure pas en cadeaux ou en chèques mais dans chaque sacrifice silencieux, chaque nuit blanche passée à s’inquiéter pour elle.

Aujourd’hui encore, il m’arrive de croiser des regards méprisants ou des remarques blessantes. Mais je relève la tête un peu plus haut. Parce que je sais ce que j’ai donné — et ce que je donne encore — même si cela ne brille pas sous le sapin ou dans une boîte à bijoux.

Est-ce vraiment l’argent qui fait la valeur d’une mère ? Ou bien est-ce notre capacité à aimer envers et contre tout ? Qu’en pensez-vous ?