Ma faute, mon fardeau : Chronique d’une nuit au Pont Alexandre III

« Tu te rends compte de ce que tu as fait, Thomas ?! » La voix de mon père résonne dans l’appartement, claquant contre les murs comme un orage. Je reste planté là, trempé jusqu’aux os, mes baskets dégoulinantes sur le carrelage. Je n’ai pas la force de répondre. Dans ma tête, la scène tourne en boucle : la Clio bleue, ma Clio, engloutie par la Seine en furie sous le pont Alexandre III.

Tout a commencé par une soirée banale. J’avais rendez-vous avec Camille au bord de l’eau. Elle m’attendait depuis une heure déjà, et je n’ai pas trouvé de place. Alors j’ai pris le risque : garer la voiture là où c’est interdit, juste pour quelques minutes. « Personne ne viendra vérifier à cette heure », me suis-je dit. Mais Paris n’est jamais endormie, et la Seine, elle, ne pardonne rien.

Quand je suis revenu, Camille était partie. Il ne restait que les gyrophares bleus des pompiers et des policiers, et un attroupement de badauds. J’ai couru, bousculant les passants : « Ma voiture ! Elle était là ! » Un agent m’a arrêté net : « Trop tard, mon gars. La crue l’a emportée. »

Je n’ai pas pleuré. Pas devant eux. Mais en rentrant chez moi, chaque pas résonnait comme un coup de marteau dans ma poitrine. La Clio n’était pas qu’une voiture : c’était mon indépendance, mon outil pour aller bosser à l’autre bout de la banlieue, mon refuge quand la maison devenait trop lourde.

Mon père tourne en rond dans le salon. « Tu te rends compte ? On n’a pas les moyens de racheter une voiture ! Et tu crois que l’assurance va payer alors que tu étais garé n’importe où ? » Ma mère tente d’apaiser les choses : « Laisse-le souffler, Gérard… » Mais il n’écoute pas. Il ne m’écoute jamais vraiment.

Je monte dans ma chambre, claque la porte. Je m’effondre sur le lit, le visage enfoui dans l’oreiller. J’entends encore la voix de Camille sur mon répondeur : « Thomas, je ne peux pas t’attendre toute la nuit… » Même elle m’en veut. Je me sens seul contre le monde entier.

Le lendemain matin, je dois affronter la réalité. Je prends le RER bondé pour aller bosser à Saint-Denis. Les regards fatigués des autres voyageurs me rappellent que je ne suis qu’un parmi tant d’autres à galérer. Au boulot, mon chef me lance : « Encore en retard ? T’as une excuse cette fois ? » Je bredouille quelque chose sur les transports en commun.

À midi, je sors fumer une cigarette sur le trottoir avec Mehdi, un collègue. Il me demande ce qui ne va pas. Je lui raconte tout, sans filtre. Il éclate de rire : « Frère, t’as vraiment pas de chance ! Mais bon… fallait pas jouer avec le feu non plus ! » Il a raison. Mais entendre ça fait mal.

Le soir venu, je rentre chez moi à pied depuis la gare. Paris est belle sous la pluie, mais ce soir-là, elle me paraît hostile. J’évite le regard des passants, honteux comme un gamin pris en faute.

À la maison, l’ambiance est glaciale. Mon père ne m’adresse plus la parole. Ma mère me glisse une assiette sur la table sans un mot. Je mange sans appétit. Le silence est plus lourd que les cris.

Plus tard dans la nuit, je descends au bord de la Seine. Je regarde l’eau noire qui coule sous le pont Alexandre III. J’imagine ma Clio quelque part là-dessous, engloutie avec mes rêves d’indépendance et mes espoirs de réconciliation familiale.

Je repense à tout ce que j’ai perdu pour une erreur stupide. À cette sensation d’être toujours celui qui déçoit, qui rate tout ce qu’il entreprend. Est-ce que c’est ça devenir adulte ? Porter le poids de ses fautes sans jamais pouvoir revenir en arrière ?

Je voudrais demander pardon à mon père, à Camille, à moi-même surtout. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.

En rentrant chez moi cette nuit-là, je me pose une question : Combien d’erreurs faut-il pour briser une vie ? Et surtout… est-ce qu’on peut vraiment réparer ce qu’on a détruit par orgueil ou négligence ?