Les yeux du frère perdu : Histoire d’une amitié brisée et retrouvée
« Tu ne comprends rien, Claire ! Laisse-moi tranquille ! »
La porte claque si fort que le miroir du couloir vibre. Je reste figée, la main encore tendue vers Élodie. Son cri résonne dans ma tête, comme un écho douloureux. C’est la troisième fois ce mois-ci qu’elle me repousse, mais ce soir, il y a dans sa voix une détresse qui me glace le sang.
Je descends les escaliers de son immeuble de la rue de Belleville, le cœur lourd. Paris est moite, les lampadaires dessinent des ombres sur les pavés. Je m’assois sur un banc, incapable de rentrer chez moi. Comment en sommes-nous arrivées là ?
Élodie et moi, on s’est connues au collège Voltaire. Elle était la fille qui riait trop fort, qui portait des Doc Martens roses et qui dessinait des cœurs sur ses cahiers. Moi, j’étais timide, transparente. Elle m’a prise sous son aile. On partageait tout : nos goûters, nos secrets, nos rêves de fuir la grisaille du 20e arrondissement.
Mais depuis deux ans, Élodie a changé. Elle s’est refermée, a cessé de venir en cours, puis a disparu des réseaux sociaux. J’ai appris par hasard qu’elle vivait toujours chez sa mère et son beau-père, dans ce petit appartement où l’on sent l’humidité et la peur.
La première fois que j’ai vu le bleu sur son bras, elle a prétendu être tombée dans l’escalier. Mais ses yeux évitaient les miens. J’ai voulu l’aider, lui parler, mais elle s’est braquée. « Ce n’est pas tes affaires », m’a-t-elle lancé.
J’ai essayé d’en parler à sa mère, à ses voisins. Personne ne voulait voir. « Tu sais, dans ces familles-là… on ne se mêle pas », m’a dit la concierge en haussant les épaules.
Je me suis sentie impuissante, coupable. Est-ce que j’aurais pu faire plus ? Est-ce que j’aurais dû insister ?
Un soir d’hiver, alors que je rentrais du travail en métro, j’ai aperçu Élodie sur le quai de République. Elle portait un vieux manteau trop grand et fixait le vide. J’ai couru vers elle.
— Élodie !
Elle a sursauté, puis m’a regardée comme si elle voyait un fantôme.
— Claire… Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je te cherche depuis des mois ! Pourquoi tu ne réponds plus ?
Elle a haussé les épaules. « Je n’ai rien à dire. »
J’ai insisté pour qu’on prenne un café. Dans le bistrot bruyant, elle triturait sa cuillère sans toucher à son chocolat chaud.
— Il te fait encore du mal ?
Elle a détourné les yeux. « Ce n’est pas si simple… »
J’ai senti la colère monter.
— Mais tu ne peux pas rester comme ça ! Tu mérites mieux !
Elle a éclaté : « Tu crois que je n’y ai pas pensé ? Tu crois que c’est facile ? »
Je me suis tue. Je ne savais plus quoi dire.
Les mois ont passé. Parfois elle répondait à mes messages, parfois non. Un jour, elle m’a appelée en pleurs : « Il m’a frappée devant maman. Elle n’a rien fait… »
Je suis allée la chercher. On a marché longtemps dans Paris, sans parler. Je l’ai hébergée chez moi quelques jours. Mais elle est repartie chez elle, comme attirée par une force invisible.
J’ai compris alors que je ne pouvais pas la sauver malgré elle.
Un matin de printemps, j’ai reçu un message : « J’ai besoin d’aide. »
Je l’ai retrouvée devant la mairie du 20e, une valise à la main. Elle tremblait.
— Cette fois c’est fini, Claire. Je pars.
On a passé des heures à chercher un foyer d’accueil. Les démarches étaient longues, humiliantes parfois. Les assistantes sociales étaient débordées, les places rares.
Mais Élodie a tenu bon. Petit à petit, elle a repris goût à la vie. Elle s’est inscrite à des ateliers d’écriture, a trouvé un petit boulot dans une librairie.
Un soir d’été, assises sur les marches du Sacré-Cœur, elle m’a serrée dans ses bras.
— Merci d’avoir été là… même quand je t’ai repoussée.
J’ai pleuré comme une enfant.
Aujourd’hui encore, je me demande : ai-je fait ce qu’il fallait ? Jusqu’où doit-on aller pour aider ceux qu’on aime ? Peut-on vraiment sauver quelqu’un qui ne veut pas être sauvé ?