Les yeux de mon ancienne amie : Quand le passé frappe à la porte du présent
— Tu ne me reconnais pas, n’est-ce pas ?
Sa voix tremblait, presque inaudible sous le vacarme du bus. Je me suis retournée, mon sac serré contre moi, et j’ai croisé ses yeux. Deux puits sombres, cernés, éteints. Camille. Mon cœur a raté un battement. Camille, mon amie d’enfance, celle avec qui je partageais mes secrets dans la cour de récréation du collège Jean Moulin. Disparue de ma vie depuis plus de dix ans, avalée par le tourbillon de l’âge adulte et des choix différents. Et là, devant moi, elle semblait n’être plus qu’une ombre.
— Camille ? C’est bien toi ?
Elle a hoché la tête, un sourire triste accroché aux lèvres. J’ai voulu la prendre dans mes bras, mais elle a reculé d’un geste brusque. J’ai compris alors que quelque chose n’allait pas. Son manteau trop grand cachait mal les traces violacées sur son poignet. Je n’ai rien dit. Le silence s’est installé entre nous comme une barrière infranchissable.
Le bus s’est arrêté à Saxe-Gambetta. Elle a voulu descendre. J’ai hésité une seconde, puis je l’ai suivie. Dans la rue, la pluie battait le pavé, effaçant les couleurs de la ville. Nous avons marché côte à côte sans parler jusqu’à un petit café à l’angle de la place.
— Tu veux un thé ? ai-je proposé.
Elle a accepté d’un signe de tête. À l’intérieur, la chaleur nous a enveloppées. J’ai commandé deux thés à la menthe et je me suis assise face à elle.
— Qu’est-ce qui t’arrive, Camille ?
Elle a détourné les yeux vers la vitre embuée. Long silence. Puis sa voix s’est brisée :
— Je ne sais plus qui je suis…
J’ai senti les larmes me monter aux yeux. Elle a continué, d’une voix blanche :
— Il… il me fait du mal. Mais je ne peux pas partir. J’ai honte. Si tu savais ce que mes parents diraient…
Je me suis rappelée sa mère, Madame Lefèvre, si fière de sa fille unique, et son père, toujours sévère mais juste. Je n’arrivais pas à imaginer Camille dans cette situation.
— Tu n’es pas seule, tu sais ? Tu peux venir chez moi si tu veux…
Elle a secoué la tête :
— Non, il me retrouvera. Il sait tout de moi. Et puis… je ne veux pas te déranger.
J’ai pris sa main dans la mienne malgré sa résistance.
— Tu ne me déranges pas. On était amies avant tout ça. Tu te souviens ?
Un sourire fugace a traversé son visage.
— Oui… On disait qu’on serait toujours là l’une pour l’autre.
Le silence est retombé. Je sentais son hésitation, sa peur viscérale.
— Camille, tu n’as rien fait de mal. C’est lui le coupable, pas toi.
Elle a éclaté en sanglots. Les clients du café se sont retournés mais je m’en fichais. J’ai serré sa main plus fort.
— Tu veux que je t’aide ? Que je t’accompagne voir quelqu’un ?
Elle a hoché la tête sans conviction.
Les jours suivants ont été un tourbillon d’émotions et de démarches discrètes. J’ai contacté une association lyonnaise pour femmes victimes de violences conjugales : Solidarité Femmes Rhône. J’ai appris à parler sans juger, à écouter sans presser. Camille venait parfois dormir chez moi en cachette, tremblante à chaque bruit dans l’escalier.
Un soir, alors que je préparais des pâtes dans ma petite cuisine du 7e arrondissement, elle s’est effondrée sur le carrelage.
— Je n’en peux plus… Il va finir par me tuer.
J’ai appelé la police ce soir-là. Ils sont venus rapidement. Camille était terrorisée mais elle m’a laissé parler pour elle. Son compagnon a été interpellé quelques heures plus tard.
Mais rien n’était gagné. Les semaines suivantes ont été un enfer : démarches administratives interminables, confrontations avec la famille qui refusait de croire à la violence (« Mais enfin Camille, tu exagères ! » disait sa mère au téléphone), nuits blanches à guetter le moindre bruit suspect.
Un matin, alors que nous prenions un café sur mon balcon avec vue sur Fourvière, Camille m’a confié :
— Je ne sais pas si j’arriverai un jour à vivre normalement…
Je lui ai souri doucement :
— Un jour après l’autre. On avance ensemble.
Peu à peu, elle a repris goût à la vie : elle s’est inscrite à des ateliers d’écriture au centre social du quartier, a retrouvé le sourire en jouant avec mon chat Gustave et a même accepté de revoir ses parents pour leur expliquer ce qu’elle avait vécu.
Mais tout n’était pas simple : son père refusait toujours d’admettre la réalité (« Dans notre famille, ça n’existe pas ! »), et certains amis communs détournaient le regard dans la rue.
Un soir d’automne, alors que nous rentrions du cinéma Lumière Bellecour, Camille m’a dit :
— Merci d’avoir été là quand tout le monde m’a tournée le dos.
J’ai senti une chaleur étrange envahir ma poitrine. Je savais que j’avais risqué ma tranquillité — mon compagnon m’en voulait parfois d’avoir « ramené les problèmes des autres à la maison » — mais je ne regrettais rien.
Aujourd’hui encore, quand je croise des regards perdus dans le métro ou sur les quais du Rhône, je repense à Camille et à ce choix que j’ai fait : ne pas détourner les yeux.
Est-ce que vous auriez eu ce courage ? Jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour sauver une amie ?