Les vingt règles oubliées de l’oncle Augustin

« Tu n’as rien à faire ici, Camille ! » La voix de mon père résonne dans le grenier sombre, tranchante comme une lame. Je serre contre moi le vieux carnet que je viens de trouver sous une pile de draps jaunis. Mon cœur bat à tout rompre. Je n’ai pas le droit d’être là, je le sais, mais quelque chose m’a poussé à fouiller ce lieu interdit, ce sanctuaire de souvenirs poussiéreux.

« Papa, regarde… » Ma voix tremble. Il s’approche, furieux, mais son regard s’arrête sur le carnet. Un silence lourd s’installe. Je lis dans ses yeux la peur, la colère, et peut-être une pointe de tristesse.

Ce carnet, c’est celui d’Augustin Morel, mon arrière-arrière-arrière-grand-oncle, un homme dont on ne parlait jamais dans la famille. On disait qu’il était parti un jour sans jamais revenir, laissant derrière lui une femme éplorée et des enfants perdus. Mais personne ne savait vraiment pourquoi il était parti ni ce qu’il avait laissé derrière lui. Jusqu’à aujourd’hui.

Je descends du grenier en courant, le carnet serré contre ma poitrine. Ma grand-mère me regarde, assise dans son fauteuil près de la fenêtre. « Qu’as-tu trouvé, ma chérie ? » demande-t-elle d’une voix douce. Je m’assois à ses pieds et j’ouvre le carnet à la première page. L’écriture est fine, élégante, presque solennelle :

« Vingt règles pour survivre et aimer dans un monde qui change. »

Je commence à lire à haute voix. Les mots d’Augustin résonnent dans la pièce :

  1. Ne jamais tourner le dos à sa famille.
  2. Toujours écouter avant de juger.
  3. Le pardon est plus fort que la vengeance.
  4. La terre appartient à ceux qui la respectent.
  5. L’amour se cultive comme un jardin…

Ma grand-mère ferme les yeux et sourit tristement. « Ton arrière-grand-père disait toujours que la famille Morel avait perdu quelque chose d’essentiel… Peut-être était-ce ce carnet. »

Mais mon père entre brusquement dans la pièce et arrache le carnet de mes mains. « Ça suffit ! Ce passé ne nous regarde plus ! »

Je sens une colère sourde monter en moi. Comment peut-il refuser d’affronter notre histoire ? Pourquoi ce silence autour d’Augustin ?

Le soir même, je décide de recopier les règles en cachette. Je veux comprendre pourquoi elles ont été oubliées. Je veux savoir ce qui a brisé notre famille.

Les jours passent et l’atmosphère devient électrique à la maison. Mon père m’évite, ma mère pleure en silence, ma grand-mère se referme sur elle-même. Je me sens seule face à ce secret trop lourd pour mes épaules.

Un soir, alors que je relis la dixième règle – « Ne laisse jamais la peur guider tes choix » – je surprends une conversation entre mes parents.

« Si Camille découvre tout… Tu sais ce que ça veut dire ? »
« Elle a le droit de savoir ! On ne peut pas continuer à vivre dans le mensonge ! »

Je comprends alors que ce carnet cache bien plus que des conseils de vie. Il est la clé d’un secret de famille.

Je décide d’en parler à ma grand-mère. Elle me prend la main et me raconte enfin l’histoire d’Augustin :

« Il était différent des autres… Trop en avance sur son temps. Il refusait les traditions absurdes, il voulait que chacun puisse choisir sa vie. Mais ça a fait peur à la famille. On l’a rejeté… Et il est parti sans se retourner. Depuis, on n’a plus jamais parlé de lui. »

Je sens les larmes couler sur mes joues. Est-ce donc cela, l’héritage des Morel ? Le silence et l’oubli ?

Je décide alors de partager les vingt règles d’Augustin avec mes cousins lors du prochain repas de famille. Le jour venu, je me lève au milieu du brouhaha et je lis à voix haute :

« N’oubliez jamais d’où vous venez, mais n’ayez pas peur d’aller là où personne n’est encore allé… »

Un silence gêné s’installe autour de la table. Mon oncle François se lève brusquement : « Tu crois vraiment que ces vieilles histoires peuvent changer quoi que ce soit ? »

Je lui réponds les yeux dans les yeux : « Peut-être pas… Mais elles peuvent nous rappeler qui nous sommes vraiment. »

Peu à peu, les langues se délient. Ma tante Lucie avoue qu’elle aussi a toujours ressenti ce vide, ce manque d’ancrage familial. Mon cousin Pierre raconte qu’il a failli partir vivre à l’étranger pour fuir cette atmosphère pesante.

Ce soir-là, pour la première fois depuis des années, nous parlons vraiment. Nous rions, nous pleurons, nous nous souvenons.

Le lendemain matin, mon père vient me voir dans ma chambre. Il tient le carnet d’Augustin dans ses mains tremblantes.

« Tu avais raison, Camille… Il est temps d’arrêter d’avoir peur du passé. »

Il me serre dans ses bras et je sens enfin le poids du silence se dissiper.

Aujourd’hui encore, je relis souvent les vingt règles d’Augustin Morel. Elles ne sont pas seulement des conseils pour survivre dans un monde hostile ; elles sont un pont entre les générations, une invitation à ne jamais oublier nos racines tout en osant inventer notre propre chemin.

Parfois je me demande : combien de familles françaises ont-elles perdu leur sagesse ancestrale dans le tumulte du progrès ? Et si retrouver ces voix du passé pouvait nous aider à mieux vivre ensemble aujourd’hui ?