Les gestes que tu n’as jamais vus

« Tu ne comprends donc jamais rien ! » La voix de mon père résonne encore dans le couloir étroit de notre appartement du 12e arrondissement. Je serre les poings, la gorge nouée, incapable de répondre. Ma mère, assise à la table de la cuisine, détourne les yeux vers la fenêtre embuée. Dehors, la pluie tambourine contre les vitres, rythmant le silence pesant qui s’installe après chaque dispute.

Je m’appelle Camille. J’ai vingt-deux ans et je vis toujours chez mes parents. Ce soir-là, tout a basculé. Mon père venait de rentrer du travail, fatigué, les traits tirés. Il a trouvé la facture d’électricité sur la table, non payée. « Encore un oubli ? » a-t-il lancé, sans même me regarder. J’ai voulu expliquer que j’avais essayé d’appeler EDF, que je m’en occupais, mais il n’a rien voulu entendre. Ma mère a soupiré, puis s’est levée pour préparer le dîner, comme si rien ne s’était passé.

Depuis des années, les mots d’amour sont absents chez nous. Pas de « je t’aime », pas d’embrassades. Juste des gestes furtifs : une assiette déposée devant moi, un manteau posé sur mes épaules quand je rentre tard. J’ai appris à lire ces signes comme on déchiffre un code secret. Mais parfois, j’aurais voulu entendre ces mots simples, sentir qu’on me voyait vraiment.

Le lendemain matin, je me suis levée tôt pour partir à la fac. Ma mère avait laissé un thermos de café sur la table, accompagné d’un petit mot : « Bonne journée ». J’ai souri tristement. Ce n’était pas un « je t’aime », mais c’était tout ce qu’elle pouvait donner.

À la fac, j’ai retrouvé mon amie Lucie. Elle m’a tout de suite demandé : « Ça va chez toi ? » J’ai haussé les épaules. « Comme d’habitude… » Elle a posé sa main sur la mienne : « Tu sais, tu devrais leur parler. Leur dire ce que tu ressens. »

Mais comment dire à ses parents qu’on se sent invisible ? Comment avouer qu’on attend désespérément un signe d’affection ?

Le soir même, j’ai décidé de rentrer plus tôt. J’ai trouvé mon père assis dans le salon, les yeux rivés sur le journal télévisé. Ma mère tricotait en silence. J’ai pris une grande inspiration :

— Papa… Maman…

Ils ont levé les yeux vers moi, surpris par mon ton hésitant.

— Je voulais vous dire… Je sais que ce n’est pas facile tous les jours. Mais parfois… parfois j’aimerais juste qu’on se parle autrement.

Un silence gênant s’est installé. Mon père a replongé dans son journal. Ma mère a baissé la tête.

— On fait ce qu’on peut, Camille, a-t-elle murmuré. Ce n’est pas toujours facile.

J’ai senti les larmes monter mais je me suis retenue. Je suis sortie sur le balcon pour respirer l’air frais de la nuit parisienne.

Les jours ont passé. Rien n’a vraiment changé. Les disputes continuaient, les silences aussi. Mais j’ai commencé à remarquer des détails : mon père qui vérifiait que j’avais bien fermé la porte le soir ; ma mère qui glissait une tablette de chocolat dans mon sac avant mes examens.

Un dimanche matin, alors que je préparais le petit-déjeuner, mon père est entré dans la cuisine.

— Tu veux un café ?

J’ai hoché la tête. Il m’a servi une tasse sans rien dire et s’est assis en face de moi.

— Tu sais… Quand j’étais jeune, mon père ne m’a jamais dit qu’il m’aimait non plus.

J’ai relevé la tête, surprise par cette confession inattendue.

— Mais il était toujours là quand j’en avais besoin. Peut-être que c’est notre façon à nous…

Il n’a pas terminé sa phrase. Mais pour la première fois, j’ai vu dans ses yeux une tendresse maladroite.

Ce jour-là, j’ai compris que l’amour pouvait être silencieux, maladroit, mais bien réel.

Pourtant, au fond de moi, une blessure restait ouverte : celle des mots jamais prononcés.

Quelques semaines plus tard, ma grand-mère est tombée malade. Toute la famille s’est réunie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Dans la chambre blanche et froide, ma mère a pris la main de sa mère et lui a murmuré : « Je t’aime ». J’ai eu un choc. C’était la première fois que j’entendais ces mots dans ma famille.

Sur le chemin du retour, j’ai demandé à ma mère pourquoi elle ne me disait jamais ça.

— Je croyais que tu le savais déjà…

J’ai pleuré en silence dans le métro bondé.

Depuis ce jour-là, j’essaie moi aussi d’exprimer mon amour autrement : en préparant le plat préféré de mon père quand il rentre tard ; en aidant ma mère à ranger ses affaires ; en envoyant un message à Lucie pour lui dire merci d’être là.

Mais parfois, je me demande : est-ce suffisant ? Est-ce qu’on peut vraiment aimer sans jamais le dire ? Ou bien ces gestes silencieux finiront-ils par se perdre dans l’indifférence du quotidien ?

Et vous… avez-vous déjà cherché l’amour dans un simple regard ou un geste discret ?