Les Cris Incessants de l’Appartement 3B : Une Rue en État de Siège
— Tu l’entends encore, toi aussi ?
La voix de mon voisin, Paul, tremblait à peine, mais je sentais qu’il était aussi secoué que moi. C’était la troisième nuit consécutive que des cris perçaient le silence de notre immeuble cossu du quartier Monplaisir à Lyon. Des cris de femme, rauques, désespérés, suivis de sanglots étouffés. J’avais beau coller l’oreille à la cloison, impossible de distinguer des mots, seulement cette douleur brute qui s’infiltrait partout, jusque dans mes rêves.
Je me souviens de la première fois où j’ai osé en parler à ma mère, qui habite deux étages plus bas. Elle a haussé les épaules, l’air gêné :
— Tu sais, ma chérie, il vaut mieux ne pas se mêler des histoires des autres. On ne sait jamais…
Mais moi, je ne pouvais pas détourner le regard. Chaque soir, à 22h précises, les cris recommençaient. Parfois, ils étaient entrecoupés de bruits sourds, comme des objets qu’on jetait contre les murs. D’autres fois, un silence pesant s’installait, encore plus inquiétant.
Un matin, alors que je descendais les poubelles, j’ai croisé Madame Lefèvre, la doyenne de l’immeuble. Elle m’a lancé un regard entendu :
— C’est insupportable, non ? Mais que fait la police ?
J’ai senti la colère monter. Pourquoi personne n’agissait ? Pourquoi ce silence complice ?
Le soir même, j’ai décidé d’en parler lors de la réunion de copropriété. La salle était pleine, l’ambiance tendue. J’ai pris la parole, la voix tremblante :
— Il faut faire quelque chose pour l’appartement 3B. On ne peut pas continuer comme ça.
Un silence gêné a suivi. Paul a hoché la tête, mais d’autres détournaient les yeux. Monsieur Dubois, le président du syndic, a soupiré :
— On ne peut pas intervenir sans preuve. Et puis, ce sont des affaires privées…
Je suis rentrée chez moi, furieuse et impuissante. Cette nuit-là, les cris étaient plus forts que jamais. J’ai appelé la police. Ils sont venus, ont frappé à la porte du 3B. Un homme a ouvert, la voix calme :
— Tout va bien, il n’y a pas de problème ici.
Les policiers sont repartis. Les cris ont repris deux heures plus tard.
Les jours ont passé, la tension est montée dans l’immeuble. Certains voisins évitaient désormais de croiser le regard des autres. D’autres se lançaient des regards lourds de reproches. La peur s’installait, insidieuse.
Un soir, alors que je rentrais tard du travail, j’ai trouvé une femme assise sur les marches du hall, en pleurs. C’était elle, la voisine du 3B. Elle s’appelait Camille. Son visage était marqué par la fatigue et la peur.
— Je… Je ne sais plus quoi faire, m’a-t-elle murmuré. Il me menace si je parle. Je n’ai nulle part où aller…
Je me suis assise à côté d’elle, sans un mot. J’ai senti sa détresse, sa solitude. J’ai pensé à toutes ces nuits où nous avions été témoins de sa souffrance sans rien faire de concret.
— Tu n’es pas seule, Camille. On va t’aider.
Le lendemain, j’ai réuni quelques voisins de confiance : Paul, Madame Lefèvre, et même Monsieur Dubois. Nous avons décidé d’agir ensemble. Nous avons contacté une association d’aide aux victimes de violences conjugales. Nous avons proposé à Camille de rester chez moi le temps de trouver une solution.
Le compagnon de Camille a tenté de s’interposer. Il a hurlé dans le couloir, frappé à ma porte. Mais cette fois, nous étions plusieurs à appeler la police. Cette fois, ils l’ont emmené.
Camille est restée chez moi plusieurs semaines. Petit à petit, elle a repris des forces. Les voisins se sont relayés pour lui apporter des repas, des vêtements, un sourire. L’immeuble a changé. Les regards se sont faits plus bienveillants, les portes se sont entrouvertes.
Un soir, alors que nous partagions un thé dans ma cuisine, Camille m’a serré la main :
— Merci. Sans toi, sans vous tous… Je ne sais pas ce qui me serait arrivé.
Aujourd’hui, l’appartement 3B est silencieux. Mais ce silence n’a plus rien d’inquiétant. Il est chargé de souvenirs, de cicatrices, mais aussi d’espoir.
Je me demande souvent : combien de Camille vivent encore derrière des portes closes ? Combien de voisins détournent le regard par peur ou par lâcheté ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?