Le soleil pour d’autres vies : L’histoire de la petite Élodie et du dernier adieu
« Non, non, je vous en supplie, laissez-moi encore un peu… » Ma voix se brise, rauque, étranglée par les sanglots. Je serre la petite main d’Élodie, si douce, si chaude encore, comme si la vie pouvait revenir si je la gardais assez fort contre moi. Autour de moi, les machines émettent leur bourdonnement mécanique, indifférentes à mon désespoir. L’infirmière, Madame Lefèvre, pose une main sur mon épaule. Elle ne dit rien, mais ses yeux sont rouges, elle aussi a pleuré.
Je ne comprends pas comment on en est arrivé là. Hier encore, Élodie riait dans le parc de la Tête d’Or, courant après les pigeons, ses boucles blondes dansant au vent. Un accident idiot, une voiture qui ne s’arrête pas au passage piéton. Tout s’est effondré en quelques secondes. Depuis trois jours, je vis dans cette chambre d’hôpital, suspendue entre l’espoir et l’horreur.
Mon mari, Antoine, est assis dans un coin, le visage dans les mains. Il n’a pas prononcé un mot depuis l’annonce du diagnostic : mort cérébrale. Je me sens seule, terriblement seule, face à cette décision impossible. Le médecin-chef, le docteur Morel, est venu nous voir ce matin. Il a parlé doucement, pesant chaque mot : « Claire, Élodie ne reviendra pas. Mais… il y a des enfants qui attendent, qui pourraient vivre grâce à elle. » J’ai cru hurler. Comment peut-on demander ça à une mère ?
Je me souviens de la première fois où j’ai tenu Élodie dans mes bras. C’était un matin de mai, la lumière filtrait à travers les rideaux de la maternité de l’Hôtel-Dieu. Elle avait poussé un cri minuscule, puis s’était blottie contre moi. J’ai promis de toujours la protéger. Et maintenant, je dois accepter de la laisser partir ?
« Claire… » La voix d’Antoine est rauque. Il se lève, s’approche du lit. « Peut-être… peut-être qu’on peut donner un sens à tout ça. Peut-être qu’Élodie peut être le soleil de quelqu’un d’autre. » Je le regarde, furieuse. « Tu crois vraiment que ça va apaiser ma douleur ? Rien ne pourra… rien ! » Je m’effondre contre lui, épuisée.
Les heures passent. Les infirmières entrent et sortent, murmurant des mots que je n’entends plus. À un moment, j’entends une chanson douce : « Tu es mon soleil, mon seul soleil… » Je réalise que c’est la berceuse que je chantais à Élodie chaque soir. Les larmes coulent sans fin.
Ma mère arrive. Elle pose sa main sur ma joue : « Ma chérie, tu es forte. Je sais que tu feras ce qu’il faut. » Mais qu’est-ce que « ce qu’il faut » ? Donner le corps de mon enfant pour sauver d’autres vies ? Ou la garder entière, pour moi seule, égoïstement ?
Le soir tombe sur Lyon. Les lumières de la ville clignotent derrière les vitres. Je m’assieds près du lit d’Élodie et lui parle doucement : « Ma petite étoile… Je ne sais pas si tu m’entends. On dit que l’amour d’une mère traverse tout. Si tu peux aider d’autres enfants à vivre, alors… alors je veux croire que tu continueras à briller à travers eux. »
Antoine me prend la main. Nous signons les papiers. Le docteur Morel nous remercie avec une gravité infinie. Je sens que quelque chose en moi se brise à jamais.
La nuit est longue. Je reste près d’Élodie jusqu’au bout. Au petit matin, on vient me dire que tout est prêt. Je caresse une dernière fois ses cheveux, embrasse son front glacé. « Au revoir, mon amour. Sois le soleil de quelqu’un d’autre. »
Les jours suivants sont flous. Les gens défilent à la maison : voisins, amis, collègues. Chacun apporte des fleurs, des mots maladroits. « Tu as été courageuse, Claire. » Courageuse ? Je me sens vide, amputée.
Un matin, je reçois une lettre de l’hôpital. Une petite fille à Marseille a reçu le cœur d’Élodie. Un garçon à Lille a retrouvé la vue grâce à elle. Je pleure longtemps. Est-ce ça, le sens du sacrifice ?
Antoine et moi nous éloignons. Il veut tourner la page, recommencer à vivre. Moi, je reste prisonnière du passé. Nos disputes éclatent pour un rien : une assiette cassée, un jouet oublié. « Tu ne comprends pas ! » je crie. « Tu veux qu’on fasse comme si rien ne s’était passé ? » Il claque la porte.
Ma mère me force à sortir. « Viens marcher au parc. » Je croise des enfants qui jouent, des mères qui rient. Je les envie et les déteste à la fois. Un jour, une petite fille me sourit et me tend une marguerite. Je fonds en larmes.
Le temps passe. La douleur ne disparaît pas, mais elle change de forme. J’apprends à vivre avec l’absence d’Élodie. Parfois, je rêve d’elle : elle court dans un champ de tournesols, rit aux éclats. Je me réveille en pleurant et en souriant à la fois.
Aujourd’hui, cela fait un an. Antoine est revenu. Nous avons allumé une bougie pour Élodie sur les quais du Rhône. Je regarde le fleuve couler et je me demande : ai-je fait le bon choix ? Est-ce qu’on peut vraiment survivre à la perte d’un enfant ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment offrir le soleil de sa vie à d’autres sans s’éteindre soi-même ?