Le silence d’une mère au mariage de sa fille : Histoire d’une proximité perdue
« Tu ne viens pas, maman. Je préfère que tu ne sois pas là. »
Les mots de Camille résonnent encore dans ma tête, comme un écho douloureux qui refuse de s’éteindre. Je suis assise sur le banc du square, les mains tremblantes, le cœur en miettes. Autour de moi, les enfants rient, les couples se promènent, mais tout semble flou, lointain. Comment en sommes-nous arrivées là ?
Il y a trente ans, j’ai tenu Camille pour la première fois dans mes bras à la maternité de l’hôpital Saint-Joseph à Marseille. Elle était minuscule, fragile, et déjà, je me suis promis de toujours la protéger. J’ai tout sacrifié pour elle : mes rêves de carrière dans la littérature, mes soirées entre amis, même mon couple avec François, son père. Après notre divorce, j’ai redoublé d’efforts pour qu’elle ne manque de rien. J’étais sa confidente, son pilier, celle qui l’écoutait pleurer après ses premières déceptions amoureuses ou qui restait éveillée toute la nuit quand elle avait de la fièvre.
Mais aujourd’hui, je suis l’intruse. Celle dont on ne veut plus.
Je revois encore la scène dans sa cuisine, il y a deux semaines. Camille préparait du café, nerveuse. Je sentais qu’elle avait quelque chose à dire. « Maman… Je t’aime, mais… » Elle a hésité. « Avec Paul, on préfère que tu ne viennes pas au mariage. »
J’ai cru m’étouffer. « Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? »
Elle a baissé les yeux. « C’est compliqué… Tu prends trop de place. Paul pense que tu risques de gâcher l’ambiance. »
J’ai senti la colère monter. « Gâcher l’ambiance ? Parce que j’existe ? Parce que je t’aime trop ? »
Elle n’a rien répondu. Le silence s’est installé entre nous, lourd comme du plomb.
Depuis ce jour-là, je revis chaque instant de notre vie commune. Les anniversaires où je décorais l’appartement en cachette pour lui faire une surprise. Les vacances à La Ciotat où nous ramassions des coquillages sur la plage. Les disputes aussi, bien sûr : quand elle est partie vivre chez son père à seize ans parce qu’elle ne supportait plus mes conseils incessants ; quand elle m’a reproché de vouloir tout contrôler.
Peut-être ai-je trop voulu la protéger ? Peut-être ai-je étouffé sa liberté sans m’en rendre compte ?
Je me souviens d’un soir d’hiver, il y a cinq ans. Camille venait de rompre avec Julien et elle est arrivée chez moi en larmes. Je l’ai prise dans mes bras et je lui ai murmuré : « Tu es forte, tu t’en sortiras. » Elle m’a regardée avec une telle détresse que j’ai eu peur de ne pas être à la hauteur.
Aujourd’hui, c’est moi qui ai besoin d’être consolée.
Le téléphone vibre dans ma poche. C’est un message de ma sœur, Sophie :
« Tu viens chez moi ce soir ? On parlera un peu… »
Je n’ai pas la force de répondre. Je me sens vide.
Le jour du mariage arrive. Je me réveille tôt, le cœur serré. Je sais que dans quelques heures, Camille dira « oui » à Paul dans cette petite mairie du 6e arrondissement où je l’ai vue grandir. Je m’imagine les invités rire, applaudir, prendre des photos… sans moi.
Je me surprends à marcher jusqu’à la mairie, comme attirée par un fil invisible. De loin, j’aperçois Camille dans sa robe blanche, magnifique. Elle sourit à Paul, rayonnante. Je reste cachée derrière un arbre, les larmes aux yeux.
Soudain, j’entends une voix derrière moi :
— Vous êtes venue quand même ?
C’est François, mon ex-mari. Il a vieilli mais son regard est doux.
— Je voulais juste la voir… une dernière fois peut-être.
Il pose une main sur mon épaule.
— Tu sais… Camille t’aime. Mais elle a besoin de respirer sans toi pour se construire.
Je hoche la tête sans pouvoir parler.
La cérémonie commence. Les applaudissements éclatent quand les mariés sortent sur le parvis. Je me cache davantage mais mon regard croise celui de Camille un instant. Son sourire vacille ; je crois voir une larme briller dans ses yeux.
Je rentre chez moi seule ce soir-là. L’appartement est silencieux. J’ouvre un album photo : Camille bébé dans mes bras, Camille à son premier spectacle de danse, Camille et moi riant aux éclats lors d’un pique-nique au parc Borély.
Je me demande si un jour elle comprendra tout ce que j’ai fait par amour pour elle… ou si je dois apprendre à lâcher prise pour qu’elle puisse enfin voler de ses propres ailes.
Est-ce cela être mère ? Aimer jusqu’à s’effacer ? Ou ai-je simplement trop aimé ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?