Le silence du jardin : une mère face à l’absence
« Où est Éric ? » La voix de mon mari, Antoine, résonne dans le jardin, tranchant le calme d’un après-midi de mai. Je relève la tête, le cœur déjà serré. Éric jouait là, il y a à peine cinq minutes, avec sa petite voiture rouge. Je scrute la pelouse, les massifs de pivoines, l’allée gravillonnée. Rien. Un vide glacial s’installe.
« Éric ! » Je hurle, ma voix se brise. Antoine court vers le portail, moi vers le fond du jardin. Ma fille Lucie, dix ans, sort en trombe de la maison, les yeux écarquillés. « Maman, il n’est pas dans sa chambre ! »
Tout s’enchaîne alors dans une confusion terrifiante : les voisins alertés par nos cris, la recherche désespérée autour des haies, puis ce silence pesant quand l’un d’eux pointe du doigt le petit étang du lotissement. Je cours, mes jambes flanchent. Je vois la casquette bleue d’Éric flotter à la surface. Mon cri perce l’air, déchirant.
Les pompiers arrivent vite, mais trop tard. Je me souviens de leurs gestes précis, des regards fuyants, du bruit des sirènes qui s’éloignent avec mon bébé dans leurs bras. Je me souviens surtout du froid qui m’envahit, de la main d’Antoine sur mon épaule, tremblante.
Les jours suivants sont un brouillard. La maison est pleine de monde : famille, amis, voisins. Chacun apporte un plat, une parole maladroite. « Il était si vif… » « Un ange parti trop tôt… » Mais rien ne comble le vide. Lucie ne parle plus. Antoine s’enferme dans le garage. Moi, je reste assise sur le lit d’Éric, respirant l’odeur de son pyjama préféré.
La colère monte vite : contre moi-même – comment ai-je pu détourner les yeux ? – contre Antoine – pourquoi n’a-t-il pas fermé le portillon ? – contre ce fichu étang sans barrière. J’en veux à tout le monde et à personne. Les nuits sont longues ; je revois sans cesse la scène. J’entends encore la voix d’Éric : « Regarde maman ! »
Un soir, ma mère me prend la main : « Claire, tu dois parler à Lucie. Elle souffre aussi. » Mais comment parler quand on n’a plus de mots ? Je m’assois près d’elle dans sa chambre tapissée de posters de chevaux.
— Tu veux qu’on regarde des photos d’Éric ?
Elle secoue la tête.
— C’est ma faute… J’aurais dû jouer avec lui.
Je la serre fort contre moi. Les larmes coulent enfin. Nous pleurons ensemble longtemps.
Les jours passent. Les condoléances s’espacent. Les voisins évitent mon regard au supermarché. Certains chuchotent : « Ils auraient dû surveiller… » D’autres proposent une cagnotte pour installer une barrière autour de l’étang. Trop tard.
Antoine et moi nous éloignons. Il travaille tard, rentre sans un mot. Un soir, je craque :
— Tu ne veux plus parler d’Éric ?
Il me regarde, les yeux rouges :
— Si j’en parle, j’ai peur de m’effondrer.
Nous nous étreignons maladroitement, deux naufragés sur la même île déserte.
Un matin, je trouve dans la boîte aux lettres une lettre anonyme : « Courage à vous. Votre douleur est celle de tout le quartier. » Je pleure encore, mais cette fois d’émotion. Peut-être ne sommes-nous pas seuls.
Je décide alors de me battre pour que plus jamais un enfant ne tombe dans cet étang. J’écris à la mairie, je contacte les parents d’élèves, j’organise une réunion au centre social. Certains me soutiennent, d’autres trouvent que j’exagère.
— C’est un accident tragique, mais on ne peut pas tout sécuriser…
— Et si c’était votre enfant ?
La discussion s’enflamme. Je sens la colère et la tristesse se transformer en énergie.
Lucie recommence à sourire timidement quand elle voit que je me bats pour Éric. Antoine vient à la réunion suivante. Petit à petit, notre famille se reconstruit autour du souvenir d’Éric et du combat pour les autres enfants.
Mais chaque soir, en fermant les volets du jardin silencieux, je murmure : « Pardon mon ange… »
Est-ce que le temps apaise vraiment la douleur ? Ou apprend-on simplement à vivre avec ce vide ?