Le silence du 14 mars

— Tu ne vas quand même pas rester toute seule ce soir, Élodie ?

La voix de ma mère résonne dans ma tête, mais elle n’est plus là pour me la poser. Elle est partie il y a trois ans, emportée par un cancer fulgurant. Depuis, mon père s’est enfermé dans le silence de notre maison de province, à Limoges. Mon frère, Thomas, a coupé les ponts après une dispute absurde sur l’héritage. Et moi, Élodie Martin, je suis là, à Paris, dans un studio trop petit pour mes souvenirs et trop grand pour ma solitude.

Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. 34 ans. Je regarde mon téléphone : aucune notification, aucun message. Avant, c’était différent. Je me revois il y a dix ans, entourée de mes amis d’enfance — Camille, Lucie, Antoine — on riait fort dans le jardin de mes parents. On se promettait de ne jamais se perdre de vue. Mais la vie a ses propres plans : Camille est partie à Lyon pour son travail, Lucie s’est mariée et a trois enfants qu’elle affiche fièrement sur Instagram, Antoine… Antoine ne répond plus à mes messages depuis que j’ai refusé ses avances lors d’une soirée trop arrosée.

Je me lève du canapé et j’ouvre la fenêtre. Le bruit de la rue Montmartre monte jusqu’à moi : les klaxons, les conversations, la vie qui continue sans moi. Je me demande : à quel moment ai-je perdu le fil ?

Le téléphone vibre enfin. Un message de mon père :

« Bon anniversaire. »

C’est tout. Pas de point d’exclamation, pas de cœur. Je relis le message plusieurs fois, espérant y trouver une chaleur cachée. Mais non. Je tape une réponse :

« Merci papa. Tu vas bien ? »

Il ne répond pas.

Je décide de sortir acheter un gâteau, histoire de marquer le coup. À la boulangerie du coin, la vendeuse me sourit :

— Bonjour mademoiselle ! Qu’est-ce que je vous sers ?
— Un éclair au chocolat… Non, deux.
— Une occasion spéciale ?

Je souris faiblement.

— C’est mon anniversaire.
— Oh ! Joyeux anniversaire ! Vous fêtez ça avec quelqu’un ?

Je secoue la tête.

— Non… Juste moi.

Elle me regarde avec une compassion gênée et ajoute une bougie dans le sachet.

— Tenez, c’est cadeau.

Je rentre chez moi avec mes deux éclairs et cette bougie ridicule qui me donne envie de pleurer. Je pose tout sur la table et j’allume la bougie. La flamme vacille dans la pénombre de mon salon. Je ferme les yeux et je fais un vœu : retrouver un jour la chaleur d’un foyer.

Le téléphone sonne à nouveau. Cette fois, c’est Thomas. Mon cœur bat plus vite.

— Allô ?
— Salut Élo… Je… Je voulais te souhaiter un bon anniversaire.

Sa voix est hésitante, étrangère.

— Merci… Ça me fait plaisir que tu appelles.

Un silence gênant s’installe.

— Tu sais… Je regrette pour l’autre fois. On s’est dit des choses horribles.
— Oui… Moi aussi je regrette.

Je sens les larmes monter.

— Tu veux qu’on se voie ce week-end ? Je pourrais venir à Paris…

Je souris à travers mes larmes.

— Oui… Viens.

Après avoir raccroché, je me sens un peu moins seule. Mais la tristesse reste là, tapie dans un coin de la pièce. Je repense à ma mère, à ses bras rassurants, à ses mots doux :

« Tu es forte, ma fille. La vie n’est pas toujours juste, mais tu trouveras ta place. »

Mais quelle place ? Dans cette ville immense où tout le monde court sans jamais se regarder ? Dans cette famille brisée par les non-dits et les rancœurs ?

Je regarde les photos accrochées au mur : moi petite fille sur les épaules de mon père, Thomas et moi déguisés en pirates, maman qui rit aux éclats. Où sont passés ces moments ? Pourquoi est-ce si difficile de les retrouver ?

Je pense à tous ceux qui, comme moi, soufflent leurs bougies seuls devant un écran ou un mur silencieux. À ceux qui n’osent pas appeler leurs proches par peur d’être rejetés ou ignorés. À ceux qui se demandent si l’amitié existe encore à l’âge adulte ou si elle n’était qu’une illusion de jeunesse.

Le soir tombe sur Paris. Les lumières s’allument dans les appartements voisins. Je me surprends à imaginer les histoires derrière chaque fenêtre : des familles réunies autour d’un dîner, des couples qui se disputent ou s’aiment, des solitaires comme moi qui cherchent un sens à leur existence.

Je souffle la bougie. Une larme coule sur ma joue.

Est-ce que la solitude est une fatalité ou un passage obligé pour se retrouver soi-même ? Et vous… avez-vous déjà ressenti ce vide qui serre le cœur les jours où l’on devrait être entouré d’amour ?