Le Silence de Mon Fils

« Tu devrais couper le cordon, Thomas. »

J’ai entendu cette phrase, prononcée d’une voix sèche, à travers la porte entrouverte du salon. J’étais venue déposer un gâteau pour l’anniversaire de Thomas, mon fils unique, et je n’avais pas prévu de surprendre une conversation. Mais ces mots, tranchants comme une lame, ont tout changé. Depuis ce jour, le téléphone est resté muet. Plus de « Salut, maman », plus de messages, plus de photos de ses balades à Lyon ou de ses plats du dimanche. Rien. Le silence, comme une chape de plomb, s’est abattu sur ma vie.

Chaque matin, je me réveille avec l’espoir absurde d’un appel manqué. Je vérifie mon portable, je rafraîchis l’écran, je me persuade que peut-être, cette fois, il aura pensé à moi. Mais non. Il y a juste le vide, et ce vide me ronge. Je me surprends à parler toute seule dans la cuisine, à préparer deux tasses de café par habitude, à mettre de côté un morceau de tarte pour lui, comme s’il allait surgir d’un instant à l’autre. Mais il ne vient pas. Il ne vient plus.

Thomas et moi, nous avons toujours été proches. Après la mort de son père, il n’avait que douze ans, et nous avons traversé ensemble la tempête. Je l’ai vu grandir, lutter, réussir son bac, décrocher son premier job à la mairie de Villeurbanne. Même après son départ de la maison, il passait chaque week-end ici, on riait, on se disputait parfois, mais on se retrouvait toujours. Jusqu’à ce qu’il rencontre Camille.

Camille… Je ne l’ai vue que deux fois. Une jeune femme élégante, sûre d’elle, avec ce regard qui jauge et qui juge. La première fois, elle m’a serré la main sans sourire. La seconde, elle a refusé de goûter à mon gratin dauphinois, prétextant une intolérance au lactose. J’ai senti tout de suite qu’elle voulait prendre toute la place. Mais jamais je n’aurais imaginé qu’elle réussirait à effacer dix-huit ans de complicité en quelques semaines.

Un soir, j’ai osé l’appeler. La sonnerie a retenti, longue, interminable, puis la messagerie. J’ai laissé un message, la voix tremblante : « Thomas, c’est maman… J’espère que tout va bien. Donne-moi de tes nouvelles, s’il te plaît. » Il n’a jamais rappelé. J’ai envoyé des textos, des mails, même une lettre par La Poste. Rien. Pas un mot.

Je me suis remise en question. Peut-être ai-je été trop présente ? Trop envahissante ? Je repense à toutes ces fois où je lui ai demandé s’il avait bien mangé, s’il avait assez chaud, s’il était heureux. Est-ce que l’amour maternel peut devenir un fardeau ?

Un dimanche, ma sœur Élisabeth est venue me voir. Elle a posé sa main sur la mienne :
— Tu dois le laisser vivre sa vie, Marie. Il reviendra quand il sera prêt.
— Mais s’il ne revient pas ? Et si elle lui montait la tête contre moi ?
— Tu ne peux pas contrôler ça. Tu dois penser à toi aussi.

Penser à moi… Comment faire, quand chaque objet dans cette maison me rappelle Thomas ? Son vieux vélo dans le garage, ses livres de maths sur l’étagère, la photo de nous deux à la plage de Biarritz. Je me sens comme une étrangère dans ma propre vie.

Un soir, j’ai croisé Madame Dupuis, la voisine du troisième étage. Elle m’a demandé des nouvelles de Thomas.
— Il va bien, il est très pris par son travail…
J’ai menti. Par honte, par fierté, ou simplement parce que je n’arrive pas à admettre que mon fils m’a rayée de sa vie.

Les semaines ont passé. J’ai commencé à fréquenter un atelier d’écriture à la médiathèque municipale. J’y ai rencontré d’autres femmes, certaines veuves comme moi, d’autres divorcées ou simplement seules. On partage nos histoires, nos douleurs, nos espoirs déçus. Un jour, j’ai osé raconter la mienne. Une dame m’a dit :
— Vous savez, parfois les enfants ont besoin de distance pour se construire. Mais ça ne veut pas dire qu’ils ne nous aiment plus.

Je veux y croire. Mais chaque silence de Thomas est une blessure qui ne cicatrise pas.

Un soir d’hiver, alors que la neige tombait sur les toits de Lyon, j’ai reçu un message. Mon cœur a bondi. Mais ce n’était pas Thomas. C’était Camille :
« Bonjour Madame, Thomas a besoin de temps pour lui. Merci de respecter son choix. »

J’ai relu ce message des dizaines de fois. J’ai pleuré toute la nuit. Comment une inconnue pouvait-elle décider de ma relation avec mon propre fils ?

J’ai voulu répondre, crier ma douleur, réclamer mon droit de mère. Mais je n’ai rien écrit. J’ai compris que le combat était perdu d’avance.

Aujourd’hui, je continue d’espérer. Je vis au ralenti, entre souvenirs et regrets. Parfois, je rêve que Thomas franchit la porte, qu’il me serre dans ses bras et me dit : « Pardon maman, tu m’as manqué. » Mais au réveil, il n’y a que le silence.

Est-ce que j’ai trop aimé ? Est-ce qu’on peut aimer son enfant au point de l’étouffer sans s’en rendre compte ? Ou bien est-ce la société qui pousse les jeunes à couper les liens familiaux pour prouver leur indépendance ?

Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?