Le Silence de Michel : Quand la retraite vole la parole et l’amour
— Tu pourrais au moins dire « bonjour »…
Ma voix résonne dans la cuisine, brisant le silence épais du matin. Je verse le café dans sa tasse, la porcelaine blanche tremble un peu dans ma main. Michel ne répond pas. Il ne lève même pas les yeux. Il fixe le journal, ou plutôt, il fait semblant de le lire. Depuis qu’il a pris sa retraite, il est devenu une ombre dans notre maison. Une ombre qui respire, qui mange, mais qui ne parle plus.
Je m’appelle Claire. J’ai soixante-trois ans. Michel et moi, on s’est rencontrés à la fac de lettres à Lyon. Il était passionné d’histoire, moi de littérature. On a construit une vie ensemble, deux enfants, un pavillon à Villeurbanne, des vacances à la mer chaque été. On n’a jamais été un couple démonstratif, mais on se comprenait d’un regard. Jusqu’à ce que la retraite vienne tout balayer.
Ce matin-là, comme tous les autres depuis des mois, je me sens invisible. Je pourrais crier, pleurer, renverser la table : il ne réagirait pas. Je me demande où est passé l’homme qui me racontait ses journées en rentrant du lycée où il enseignait. Celui qui râlait contre l’administration, qui riait de ses élèves, qui me demandait mon avis sur tout.
— Michel…
Rien. Juste le bruit de la cuillère contre la tasse.
Je m’assois en face de lui. Je le regarde. Il a vieilli d’un coup. Ses épaules se sont affaissées, ses mains tremblent parfois quand il croit que je ne le vois pas. Il ne sort plus, sauf pour acheter du pain ou aller chez le médecin. Il ne voit plus ses amis. Il ne parle plus à nos enfants, sauf pour des banalités au téléphone.
Un jour, j’ai tenté :
— Tu veux qu’on aille marcher au parc de la Tête d’Or ?
Il a haussé les épaules.
— Comme tu veux.
Mais il n’est pas venu. Je suis partie seule, j’ai marché longtemps sous les arbres, j’ai pleuré en cachette sur un banc.
Nos enfants s’inquiètent. Pauline m’a appelée hier soir :
— Maman, ça va ? Papa est bizarre au téléphone… Il t’aide un peu à la maison ?
J’ai menti :
— Oui, il est juste fatigué.
Mais Pauline sait. Elle a deviné dans ma voix que quelque chose s’est brisé.
Le soir, je dîne face à lui dans un silence assourdissant. Parfois, j’essaie de lancer une conversation :
— Tu as vu aux infos ? Ils parlent encore de la réforme des retraites…
Il marmonne :
— Qu’ils aillent tous au diable.
Et c’est tout.
Je me couche seule. Il reste devant la télé jusqu’à tard, puis vient se glisser dans le lit sans un mot. Je sens son dos contre le mien, froid comme une pierre.
Un dimanche, Pauline et Julien sont venus déjeuner avec les petits-enfants. La maison s’est remplie de rires et de cris. Michel a souri pour la première fois depuis des semaines quand Léo lui a montré son dessin : « C’est toi et mamie dans le jardin ! »
J’ai cru voir une lueur dans ses yeux. Mais dès que tout le monde est parti, il s’est refermé comme une huître.
Un soir d’orage, je n’en peux plus. Je me plante devant lui alors qu’il regarde distraitement un documentaire sur la guerre d’Algérie.
— Michel ! Tu vas continuer longtemps comme ça ? Tu ne me parles plus ! Tu ne vis plus ! Qu’est-ce que tu veux ? Que je disparaisse ?
Il me regarde enfin. Son regard est vide, fatigué.
— Je ne sais pas…
Sa voix est rauque, étrangère.
— Tout s’est arrêté d’un coup… J’ai l’impression de ne plus servir à rien.
Je m’effondre sur le canapé à côté de lui. Je prends sa main. Elle est glacée.
— Tu comptes pour moi… Pour nous tous… Mais je ne peux pas te sauver si tu refuses de parler.
Il détourne les yeux. Les larmes me montent aux yeux.
Les jours passent. Je tente tout : je propose des sorties, des jeux de société, même un voyage en Bretagne où nous allions quand les enfants étaient petits. Rien n’y fait.
Un matin, je trouve Michel assis dans le jardin, sous le vieux cerisier. Il regarde les oiseaux sans bouger.
— Tu te souviens quand on a planté cet arbre ?
Il hoche la tête.
— C’était pour nos dix ans de mariage…
Un silence.
— J’ai peur, Claire… J’ai peur que tout soit fini pour moi.
Je m’assois près de lui.
— Ce n’est pas fini… Mais il faut qu’on se batte ensemble.
Il serre ma main plus fort que d’habitude.
Depuis ce jour-là, il y a eu quelques mots échangés, quelques sourires timides. Mais le silence plane toujours comme une menace au-dessus de nous.
Je me demande souvent : combien de couples autour de nous vivent ce même naufrage silencieux après la retraite ? Combien de femmes comme moi se sentent seules à côté d’un homme qui s’efface ? Est-ce qu’on peut vraiment reconstruire quelque chose quand tout semble perdu ?
Et vous… Que feriez-vous à ma place ? Est-ce qu’on peut sauver l’amour quand le silence s’installe ?