Le silence de Camille : une mère face à l’impensable
« Camille, décroche… s’il te plaît, décroche… »
Ma voix tremble alors que je laisse un énième message sur la boîte vocale de ma fille. Depuis qu’elle a épousé Julien et qu’ils se sont installés dans ce petit village bourguignon, nous avions pris l’habitude de nous appeler tous les deux jours. Mais voilà une semaine que son téléphone reste muet. Pas un SMS, pas un appel. Le silence, ce silence qui m’oppresse et me glace le sang.
Je n’ai pas dormi de la nuit. À cinq heures du matin, je me lève, attrape mon sac et prends la route. Les kilomètres défilent sous la pluie battante, mon cœur cogne contre ma poitrine. Je me repasse en boucle nos dernières conversations : « Tout va bien, maman, ne t’inquiète pas… » Mais sa voix sonnait faux, comme si elle voulait me rassurer plus qu’elle ne se rassurait elle-même.
En arrivant devant leur maison, je remarque tout de suite quelque chose d’étrange : la boîte aux lettres déborde, les volets sont à moitié fermés. J’hésite un instant, puis frappe à la porte. Pas de réponse. J’appelle : « Camille ! C’est maman ! » Un bruit étouffé me parvient de l’intérieur. Mon cœur s’arrête.
La porte s’ouvre enfin sur Camille. Elle a l’air épuisée, les yeux cernés, les cheveux en bataille. Elle tente un sourire mais ses lèvres tremblent. « Maman… tu es venue ? » Sa voix est rauque, presque étrangère.
Je la serre dans mes bras, mais elle se raidit. Je sens son malaise, son corps tendu. Nous entrons dans le salon. Julien n’est pas là. Je pose mille questions auxquelles elle répond à peine : « Je suis juste fatiguée… beaucoup de travail au jardin… »
Mais c’est en lui prenant la main que je comprends que quelque chose ne va pas du tout. Ses ongles sont cassés, arrachés jusqu’au sang. Je retiens un cri d’horreur. « Camille ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ? »
Elle retire sa main brusquement et détourne les yeux. « Rien… je me suis blessée en jardinant… »
Je n’y crois pas une seconde. Je regarde autour de moi : la maison est en désordre, des assiettes sales traînent partout, une odeur âcre flotte dans l’air. Je sens une angoisse sourde monter en moi.
« Où est Julien ? »
Elle hésite, baisse la tête : « Il est parti faire des courses… »
Je décide de rester. Je m’installe dans la cuisine et prépare du thé, espérant briser la glace. Mais Camille reste silencieuse, absente. Je tente de la faire parler :
— Camille, tu sais que tu peux tout me dire ?
— Oui, maman…
— Tu as mal quelque part ?
— Non… c’est juste… je suis fatiguée.
Je sens qu’elle ment. Je repense à son mariage, à ce Julien si charmant au début mais dont le regard s’est assombri avec le temps. Je me souviens de cette dispute lors du dernier Noël où il avait claqué la porte après une remarque anodine.
Le soir tombe. Julien rentre enfin. Il me salue à peine, lance un regard froid à Camille puis disparaît dans le garage. L’atmosphère devient irrespirable.
Plus tard dans la nuit, j’entends des éclats de voix derrière la porte close de leur chambre.
— Tu lui as parlé ?! Tu sais ce qui arrive si tu parles !
— Non, je t’en supplie… laisse-moi tranquille…
Je retiens mon souffle, paralysée par la peur et la colère. J’ai envie d’entrer, de hurler, de prendre ma fille et de fuir loin d’ici.
Le lendemain matin, je trouve Camille recroquevillée sur le canapé. Ses mains tremblent, ses ongles saignent encore.
— Camille, ça suffit ! Dis-moi ce qui se passe !
Elle éclate en sanglots :
— Il me fait peur, maman… Il m’empêche d’appeler qui que ce soit… Il dit que si je parle, il…
Sa voix se brise. Je la serre contre moi aussi fort que je peux.
— On va partir d’ici tout de suite, tu m’entends ? Je ne te laisserai pas seule une minute de plus.
Mais Camille hésite :
— Et si on ne me croit pas ? Ici tout le monde le connaît… Il est respecté au village…
Je sens toute l’impuissance des mères face à la violence invisible qui ronge leurs enfants derrière les façades tranquilles des maisons rurales françaises.
Nous partons finalement au petit matin, sans bruit. Sur la route du retour vers Paris, Camille dort enfin d’un sommeil lourd sur le siège passager.
Dans le rétroviseur, je vois s’éloigner cette maison qui aurait dû être un havre et qui n’a été qu’une prison.
Aujourd’hui encore, je me demande : comment ai-je pu ne rien voir venir ? Combien d’autres mères vivent ce cauchemar en silence ? Et vous… auriez-vous eu le courage d’agir ?