Le Retour de Mathieu : Les Ombres du Passé

« Tu n’as pas changé, Camille. » Sa voix était rauque, presque étrangère, mais je l’aurais reconnue entre mille. Il se tenait devant moi, voûté, les yeux cernés, comme si les années l’avaient broyé. J’ai senti mon cœur rater un battement. Le quai de la station Bastille était bondé ce soir-là, mais autour de nous, le monde semblait s’être figé.

Je n’ai jamais été belle. Petite, ma mère me répétait que j’avais « du charme », ce mot qu’on utilise pour consoler les filles ordinaires. À l’école, je me cachais derrière mes livres, évitant les regards des garçons qui préféraient les sourires éclatants de Sophie ou les cheveux dorés de Claire. Puis il y a eu Mathieu. Lui, il m’a vue. Vraiment vue.

Nous nous sommes rencontrés à la fac de lettres à Lyon. Il était drôle, passionné, un peu rebelle. Avec lui, j’ai cru que tout était possible. Nous avons emménagé ensemble dans un petit appartement sous les toits du Vieux Lyon. Je me souviens des soirées à refaire le monde, des rires étouffés pour ne pas réveiller les voisins, des promesses murmurées dans le noir.

Mais très vite, les fissures sont apparues. Mathieu rentrait tard, sentait parfois l’alcool ou la fumée. Il devenait irritable sans raison. J’essayais de comprendre, de l’aider, mais il se refermait comme une huître. Un soir, il a claqué la porte après une dispute banale sur la vaisselle. Il n’est pas rentré de la nuit.

Ma mère m’a dit que j’étais trop naïve, que les hommes comme lui ne changent jamais. Mon père, silencieux comme toujours, m’a juste serrée dans ses bras. J’ai pleuré pendant des semaines. Puis j’ai appris à vivre sans lui. J’ai trouvé un travail dans une librairie du 5e arrondissement à Paris, j’ai adopté un chat, Marguerite. J’ai cru que j’avais tourné la page.

Et voilà qu’il réapparaît ce soir, des années plus tard, sur ce quai de métro.

« Mathieu… Qu’est-ce que tu fais là ? »

Il baisse les yeux. Je remarque ses mains tremblantes, sa veste élimée.

« Je… Je ne savais pas où aller. Je t’ai vue par hasard… Je suis désolé. »

Derrière moi, une femme râle parce qu’on bloque le passage. Je sens la colère monter en moi, mêlée à une tendresse que je croyais disparue.

« Tu veux qu’on aille boire un café ? »

Il hoche la tête sans me regarder. Nous marchons en silence jusqu’à un petit troquet de la rue de Lappe. Il commande un café noir qu’il ne touche pas.

« Je suis désolé pour tout ce que je t’ai fait subir… J’étais perdu à l’époque. J’ai tout gâché. »

Je serre la tasse entre mes mains pour cacher leur tremblement.

« Pourquoi tu es parti sans rien dire ? Tu sais ce que ça m’a fait ? »

Il relève enfin les yeux vers moi. Ils sont rouges, humides.

« J’avais honte… J’ai perdu mon boulot, j’ai commencé à boire… Je ne voulais pas t’entraîner là-dedans. Je croyais te protéger en disparaissant. Mais je me suis trompé sur toute la ligne. »

Un silence lourd s’installe. Je repense à toutes ces nuits blanches passées à me demander ce que j’avais fait de mal.

« Tu aurais pu me parler… On aurait pu affronter ça ensemble. Mais tu m’as laissée seule avec mes questions et mes doutes. Tu sais que j’ai cru que c’était de ma faute ? Que je n’étais pas assez bien pour toi ? »

Il secoue la tête violemment.

« Non… Camille, tu étais tout pour moi. C’est moi qui n’étais pas assez bien pour toi. Je voulais revenir plus tôt mais… je n’en ai jamais eu le courage. Jusqu’à ce soir. »

Je sens mes yeux brûler. Je me déteste d’avoir encore mal après tout ce temps.

« Et maintenant ? Qu’est-ce que tu attends de moi ? Que je te pardonne ? Que je t’aide à recoller les morceaux ? Tu crois que c’est si simple ? »

Il baisse la tête.

« Non… Je voulais juste te dire la vérité. Et te demander pardon… Même si tu ne veux plus jamais me revoir après ça. »

Je regarde par la fenêtre du café, les passants pressés sous la pluie fine de novembre. Je pense à ma vie aujourd’hui – stable mais terne – et à ce vide qui ne s’est jamais vraiment comblé.

« Tu sais… Après toi, j’ai essayé d’aimer d’autres hommes. Mais je n’y arrivais pas vraiment. J’avais toujours peur qu’ils partent eux aussi… Tu m’as laissée avec cette peur-là, Mathieu. »

Il essuie une larme du revers de la main.

« Je suis désolé… Je ne mérite pas ton pardon mais je voulais au moins te libérer de ce poids-là. Tu n’y es pour rien dans tout ça… C’est moi qui ai tout gâché. »

Le serveur nous lance un regard impatient – il est tard, il voudrait fermer.

Je me lève en silence et sors dans la nuit froide. Mathieu me suit quelques pas puis s’arrête.

« Camille… Est-ce qu’on peut se revoir un jour ? Juste pour parler… Pas pour recommencer quoi que ce soit… Juste pour essayer d’être amis peut-être… »

Je le regarde longtemps sans répondre.

Sur le chemin du retour, je repense à tout ce qu’il a dit – et à tout ce qu’il n’a pas dit. Est-ce qu’on peut vraiment pardonner le passé ? Est-ce qu’on peut se reconstruire après avoir été brisé par l’amour ?

Et vous… croyez-vous qu’on puisse vraiment tourner la page ou certaines blessures restent-elles ouvertes pour toujours ?