Le Retour à Saint-Étienne : Sur la même banquette, quarante ans plus tard

— Tu reviens toujours là où tout a commencé, n’est-ce pas ?

Sa voix, grave et familière, fend le silence du matin. Je m’arrête net, la main crispée sur la lanière de mon sac. Devant moi, sur la vieille banquette en bois qui fait face à l’entrée du lycée Jean-Monnet, il est là. Paul. Quarante ans ont passé, mais son regard bleu acier n’a pas changé. Mon cœur rate un battement. Je voulais juste revoir l’école de mon enfance, pas réveiller les fantômes.

Je détourne les yeux, gênée par la chaleur qui me monte aux joues. « Paul… Je ne pensais pas te revoir ici. »

Il sourit tristement. « Moi non plus, Claire. Mais il paraît que Saint-Étienne n’oublie jamais ses enfants perdus. »

Je m’assois à l’autre bout de la banquette, comme si la distance pouvait effacer les souvenirs. Le lycée est silencieux, les volets fermés pour l’été. Pourtant, j’entends encore les rires dans les couloirs, le crissement de la craie sur le tableau noir, et surtout ce cri étouffé dans ma poitrine le jour où Paul m’a quittée sans un mot.

« Tu es revenue pour longtemps ? » demande-t-il.

« Non… Juste quelques jours chez ma cousine Sophie. Je voulais revoir la ville, prendre quelques photos… »

Il hoche la tête, pensif. « Tu sais, je viens ici tous les matins depuis que maman est tombée malade. Elle habite juste derrière. »

Je me souviens de sa mère, Madame Fournier, toujours élégante, un peu distante. À l’époque, elle ne m’aimait pas beaucoup. Trop différente, trop rêveuse pour son fils unique.

Un silence gênant s’installe. Je sens son regard peser sur moi.

« Tu m’en veux encore ? » murmure-t-il soudain.

Je ferme les yeux. Les souvenirs affluent : ce bal de fin d’année, la robe bleue que j’avais cousue avec maman, le bouquet de pivoines qu’il m’avait offert… et puis cette lettre anonyme glissée dans mon casier : « Paul part avec Camille. Oublie-le. »

J’avais pleuré toute la nuit. Le lendemain, il avait disparu.

« Je t’en ai voulu longtemps », avoué-je enfin. « Mais la vie continue… »

Il soupire. « Je n’ai jamais su comment te dire la vérité. Ce n’était pas Camille… C’était mon père. Il a eu un accident ce soir-là. J’ai dû partir à Lyon en urgence avec ma mère. Et puis… je n’ai pas eu le courage de revenir affronter tout ça. »

Je sens une boule se former dans ma gorge. Tant d’années perdues à cause d’un malentendu ?

« Pourquoi tu ne m’as rien dit ? »

Il baisse les yeux. « J’ai eu honte. Et puis j’ai cru que tu étais déjà passée à autre chose… »

Un rire amer m’échappe. « Tu sais bien que non… »

Le vent fait voler quelques feuilles mortes sur le trottoir. Je regarde autour de moi : le café du coin a changé de nom, la boulangerie d’antan est devenue une agence immobilière. Mais ici, sur cette banquette, tout semble figé.

Paul se tourne vers moi : « Tu as eu une belle vie ? »

Je souris tristement. « J’ai eu une vie… Deux enfants, un divorce compliqué, un boulot à Paris qui ne me passionne plus depuis longtemps… Et toi ? »

Il hausse les épaules. « J’ai repris la librairie de mon père après sa mort. Je me suis marié aussi… mais elle est partie il y a dix ans avec un collègue de travail. Pas d’enfants. Juste maman et moi… »

Un silence lourd s’installe à nouveau.

« Tu te souviens de ce qu’on s’était promis ? » demande-t-il soudain.

Je ris doucement : « Qu’on se retrouverait ici dans quarante ans si on n’était pas heureux ? »

Il sourit : « On y est… »

Je sens mes yeux s’embuer. Tant d’années gâchées par l’orgueil et le silence !

Soudain, mon téléphone vibre : un message de Sophie. « Dépêche-toi, maman veut te voir avant son rendez-vous chez le médecin ! »

Je me lève à regret.

« Je dois y aller… Mais peut-être qu’on pourrait se revoir ? Prendre un café ? »

Paul hoche la tête avec un sourire timide : « Demain matin ? Même heure ? Même endroit ? »

Je souris en retour : « D’accord… »

En marchant vers la maison de ma cousine, je sens un poids se lever de mes épaules. Peut-être que tout n’est pas perdu… Peut-être que le passé peut enfin cicatriser.

Le soir venu, allongée dans mon lit d’adolescente, je repense à cette journée irréelle. Qu’aurais-je fait si j’avais su la vérité plus tôt ? Est-ce que nos vies auraient été différentes ? Ou bien sommes-nous condamnés à répéter les mêmes erreurs génération après génération ?

Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment pardonner après tant d’années ?