Le parfum du passé : Chronique d’une famille déchirée
« Tu n’as pas le droit, Claire ! Ce n’est pas ce que Papa aurait voulu ! »
La voix de mon frère Paul résonne encore dans le salon, brisant le silence épais qui s’était installé depuis la mort de notre père. Je serre dans ma main la vieille clé du buffet, celle que Papa gardait toujours dans la poche de son gilet. Autour de moi, la maison sent encore son eau de Cologne bon marché, le tabac froid et le pain frais qu’il tranchait chaque samedi matin. Mais aujourd’hui, tout cela semble lointain, presque irréel.
Je n’aurais jamais cru que le deuil puisse ressembler à une guerre. Pourtant, depuis que nous avons franchi la porte de cette maison pour organiser les funérailles, rien n’est plus pareil. Ma sœur Élodie, d’habitude si douce, a les yeux rouges de colère. Paul, l’aîné, ne parle plus qu’en chiffres et en parts. Même Maman, assise dans le vieux fauteuil près de la fenêtre, semble s’être éteinte avec lui.
« Tu veux tout garder pour toi, c’est ça ? » Élodie me lance un regard que je ne lui connaissais pas. « La maison, les meubles… Tu crois que tu es la seule à avoir des souvenirs ici ? »
Je voudrais lui répondre que non, que je ne veux rien garder, que je donnerais tout pour retrouver l’ambiance des dimanches après-midi, quand Papa racontait ses histoires de jeunesse en découpant des tranches de brie. Mais les mots restent coincés dans ma gorge. Je sens la colère monter en moi, une colère sourde contre eux, contre moi-même, contre ce père qui nous a laissés sans jamais nous préparer à ça.
Le notaire est venu hier. Il a posé sur la table un dossier épais, plein de chiffres et de clauses incompréhensibles. « Il faudra vendre la maison », a-t-il dit d’un ton neutre. Paul a hoché la tête sans me regarder. Élodie a éclaté en sanglots. Moi, je suis restée figée devant la fenêtre, fixant le jardin où Papa plantait ses rosiers chaque printemps.
La nuit dernière, j’ai rêvé de lui. Il était assis à sa place habituelle, son vieux mug ébréché à la main. Il m’a souri et m’a dit : « Prends soin d’eux, Claire. » Mais comment faire quand chacun ne pense qu’à soi ?
Ce matin, tout a explosé. Paul a vidé les tiroirs du bureau sans rien dire. Élodie a emporté les albums photos dans sa voiture. J’ai trouvé Maman en train de caresser le chat sur le palier, les yeux perdus dans le vide.
« Tu sais, Claire », m’a-t-elle murmuré d’une voix tremblante, « ton père voulait que vous restiez unis… Il avait peur que l’argent vous sépare. »
Je me suis assise à côté d’elle, incapable de retenir mes larmes. Comment expliquer à ma mère que l’amour ne suffit plus ? Que les souvenirs sont devenus des armes ?
Paul est revenu dans le salon avec une boîte en carton pleine de papiers jaunis.
« Je prends les lettres de Papa », a-t-il annoncé sèchement.
« Tu n’as pas le droit ! » Élodie s’est interposée. « Elles sont à nous tous ! »
La dispute a éclaté comme une tempête. Les mots ont fusé : « égoïste », « voleuse », « tu n’as jamais rien fait pour lui ». J’ai tenté d’intervenir, mais ma voix s’est noyée dans le vacarme.
À cet instant précis, j’ai compris que quelque chose s’était brisé pour toujours. Que même si nous parvenions à partager les biens matériels, nous ne retrouverions jamais ce qui faisait de nous une famille.
Le soir est tombé sur la maison vide. Paul est parti sans un mot. Élodie a claqué la porte derrière elle. Je suis restée seule avec Maman et le chat qui miaulait doucement sous la table.
J’ai ouvert le buffet pour y ranger la clé une dernière fois. À l’intérieur, j’ai trouvé une photo de nous quatre, prise un été à La Baule. Nous souriions tous, insouciants et heureux. J’ai éclaté en sanglots.
Maman m’a prise dans ses bras : « Il faut pardonner, Claire… Sinon tu vas te perdre toi aussi. »
Mais comment pardonner quand on se sent trahie ? Quand on a l’impression d’avoir tout perdu ?
Aujourd’hui, je regarde cette maison qui ne sera bientôt plus la nôtre et je me demande : est-ce vraiment cela l’héritage que Papa voulait nous laisser ? Est-ce que l’amour peut survivre à la rancœur et à l’appât du gain ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment reconstruire une famille après tant de blessures ?