Le parfum du pain chaud et l’amertume des mots tus
— Tu as encore oublié la baguette, Isabelle ?
La voix de Damien résonne dans la cuisine, sèche, tranchante comme un couteau. Je serre la poignée du four, le cœur battant. Le parfum du pain que je viens de sortir emplit la pièce, mais il ne suffit pas à masquer l’amertume qui flotte entre nous. Je me retourne, essuyant mes mains sur mon tablier.
— J’ai fait du pain moi-même, aujourd’hui. Je pensais que ça te ferait plaisir…
Il hausse les épaules, lève les yeux au ciel. Je vois dans son regard une déception familière, celle qui s’accumule depuis des années, silencieuse et lourde comme une pluie d’automne. Je voudrais lui dire que je suis fatiguée, que la journée à la pharmacie a été longue, que j’ai couru pour récupérer Lucie à l’école, que j’ai oublié la baguette parce que je n’ai pas eu une minute à moi. Mais je me tais. Comme d’habitude.
Damien s’assoit, prend une tranche du pain encore tiède, la mâche sans un mot. Lucie, du haut de ses huit ans, observe la scène, ses yeux passant de son père à moi, cherchant un signe de paix. Je lui souris faiblement, mais elle détourne le regard, mal à l’aise.
Le dîner se passe dans un silence pesant, seulement troublé par le bruit des couverts. Je sens la colère monter en moi, une colère sourde, ancienne, que j’ai trop longtemps étouffée. Pourquoi est-ce toujours à moi de porter le poids de ses attentes ? Pourquoi chaque détail du quotidien devient-il un test que je dois réussir ?
Après le repas, alors que je débarrasse la table, Damien me lance :
— Tu pourrais au moins essayer de faire comme ma mère. Elle, elle n’oubliait jamais rien.
Je me fige. Cette phrase, je l’ai entendue mille fois. Elle me transperce à chaque fois comme une lame neuve. Je sens mes mains trembler. Je voudrais hurler, tout casser, lui dire que je ne suis pas sa mère, que je suis Isabelle, que j’ai le droit d’être imparfaite. Mais je ravale mes mots, encore une fois.
Dans la salle de bains, je m’appuie contre le lavabo. Mon reflet me renvoie l’image d’une femme fatiguée, les traits tirés, les yeux cernés. Où est passée la jeune fille pleine de rêves que j’étais ? Celle qui croyait qu’un jour, elle ouvrirait sa propre librairie à Nantes, qu’elle voyagerait en Italie, qu’elle écrirait peut-être un roman ?
Je repense à ma mère, à ses conseils murmurés dans la cuisine de notre maison en Bretagne : « Ne te perds jamais pour quelqu’un d’autre, ma fille. » Mais c’est exactement ce que j’ai fait. Petit à petit, j’ai laissé Damien décider de tout : la couleur des rideaux, les vacances chez ses parents à La Baule, le prénom de Lucie. J’ai cru que c’était ça, aimer : s’effacer pour l’autre.
Ce soir-là, alors que Lucie dort et que Damien regarde la télévision dans le salon, je m’assois à la table de la cuisine. Je prends une feuille, un stylo. J’écris :
« Je ne veux plus être invisible. »
Les mots me surprennent. Ils sortent comme une confession, un cri silencieux. Je repense à toutes ces années à faire des compromis, à avaler mes envies, à taire mes colères. Et si je n’étais pas la seule à vivre cela ? Combien de femmes, en France, se retrouvent chaque soir à préparer le dîner en silence, espérant un mot gentil, un regard complice ?
Le lendemain matin, je me lève avant tout le monde. Je prépare le petit-déjeuner, mais cette fois, je laisse le pain sur la table sans rien dire. Damien descend, s’assoit, me regarde.
— Tu fais la tête ?
Je le fixe droit dans les yeux.
— Non. Je réfléchis.
Il fronce les sourcils, surpris par mon ton. Lucie arrive, s’installe à côté de moi. Je lui caresse les cheveux, elle me sourit timidement.
— Maman, tu es triste ?
Je secoue la tête, mais une larme coule sur ma joue. Lucie me serre fort dans ses bras. Damien détourne le regard, mal à l’aise.
Les jours passent. Je parle moins, j’observe plus. Je remarque les petits gestes de Lucie, sa façon de me regarder quand elle sent que je vais craquer. Je remarque aussi le silence de Damien, sa gêne devant mon changement d’attitude. Un soir, il tente de briser la glace :
— Tu veux qu’on parle ?
Je prends une grande inspiration.
— Oui. Je veux qu’on parle de nous. De ce que je ressens. De ce que je veux pour moi, pour Lucie, pour notre famille.
Il hésite, puis acquiesce. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai l’impression d’exister à ses yeux. Je lui dis tout : la fatigue, la solitude, le sentiment d’être jugée à chaque instant. Il écoute, maladroitement, mais il écoute.
Ce soir-là, je me couche avec un poids en moins sur la poitrine. Rien n’est réglé, mais quelque chose a changé. J’ai osé parler. J’ai osé dire non.
Aujourd’hui, je continue d’avancer, un pas après l’autre. Je me suis inscrite à un atelier d’écriture à la médiathèque du quartier. Je rêve encore d’ouvrir ma librairie. Je ne sais pas si Damien et moi tiendrons ensemble, mais je sais que je ne veux plus me sacrifier pour un amour qui m’efface.
Est-ce cela, le prix de l’amour ? Jusqu’où doit-on aller pour préserver une famille ? Et vous, jusqu’où seriez-vous prêts à vous oublier pour quelqu’un d’autre ?