Le jour où j’ai supplié mon voisin pour sauver ma famille
— Monsieur Lefèvre, s’il vous plaît… Je vous en supplie, aidez-nous !
Ma voix tremblait, étranglée par la honte et la peur. Je me tenais devant la porte massive de notre voisin, les mains moites, le cœur battant à tout rompre. Jamais je n’aurais cru devoir supplier cet homme, ce retraité bourru que tout l’immeuble évitait. Mais ce matin-là, la fièvre de mon petit frère Paul était montée si haut que Maman avait failli s’évanouir en essayant de le rafraîchir. Il n’y avait plus d’argent pour les médicaments, plus de forces pour cacher notre misère.
Monsieur Lefèvre ouvrit la porte brusquement. Il me toisa de ses yeux gris, méfiants.
— Qu’est-ce que tu veux, Sophie ?
Je sentis mes joues brûler. J’avais toujours entendu Maman dire qu’il ne fallait jamais rien demander à personne, surtout pas à lui. Mais aujourd’hui, je n’avais plus le choix.
— C’est Paul… Il est très malade. Maman ne tient plus debout. On n’a plus rien… S’il vous plaît, vous pouvez nous aider ?
Un silence lourd s’installa. J’entendais les bruits de la rue en bas, les klaxons, les voix lointaines. Monsieur Lefèvre soupira, puis referma la porte… sur moi. J’ai cru que mon cœur allait exploser. J’ai frappé encore, désespérée.
— S’il vous plaît !
La porte s’ouvrit à nouveau. Cette fois, il avait une veste sur le dos et ses clés à la main.
— Montre-moi où il est.
Je l’ai entraîné dans notre appartement sombre et glacé. Paul grelottait sur le canapé, les joues rouges de fièvre. Maman était assise à côté de lui, les yeux cernés, les mains tremblantes.
— Bonjour Madame Martin, dit Monsieur Lefèvre d’une voix plus douce que je ne l’aurais cru possible. Laissez-moi voir le petit.
Il s’agenouilla près de Paul, posa une main sur son front. Il sortit son téléphone et composa un numéro.
— Allô ? Oui, c’est urgent. Un enfant avec une forte fièvre… Oui, j’attends.
Je regardais ma mère : elle avait les larmes aux yeux. Jamais je ne l’avais vue aussi vulnérable.
— Pourquoi tu as fait ça ? murmura-t-elle quand Monsieur Lefèvre eut le dos tourné.
— On n’avait pas le choix, Maman…
Quelques minutes plus tard, une ambulance arrivait. Les pompiers prirent Paul dans leurs bras. Monsieur Lefèvre parla avec eux d’une voix ferme et rassurante. Il monta avec nous dans l’ambulance sans demander la permission.
À l’hôpital Necker, tout alla très vite : examens, perfusions, médecins qui posaient mille questions. Monsieur Lefèvre resta là tout le temps. Il paya même les médicaments dont nous avions besoin à la pharmacie de garde.
Quand enfin Paul fut stabilisé et que Maman put souffler un peu, elle se tourna vers lui :
— Je ne sais pas comment vous remercier…
Il haussa les épaules.
— Vous n’avez rien à me devoir. On est voisins, non ?
Je sentis une boule dans ma gorge. Toute ma vie, j’avais cru que les gens comme lui vivaient dans leur tour d’ivoire et se fichaient des autres. Mais ce soir-là, il était là pour nous alors que personne d’autre n’aurait levé le petit doigt.
Les jours suivants furent difficiles mais différents : Monsieur Lefèvre passait chaque matin prendre des nouvelles. Il apportait du pain frais, du lait pour Paul et même des livres pour moi. Maman reprenait doucement des forces ; elle souriait parfois en parlant avec lui dans la cuisine.
Un soir, alors que je rentrais de l’hôpital après avoir veillé Paul, j’ai surpris une conversation entre eux :
— Vous savez, Madame Martin… Moi aussi j’ai eu des moments où j’aurais eu besoin d’un voisin. Mais j’étais trop fier pour demander.
Maman a posé sa main sur la sienne.
— Peut-être qu’on devrait arrêter de croire qu’on doit tout affronter seuls.
J’ai compris ce soir-là que la fierté peut être un mur qui nous isole des autres — et que parfois il faut savoir le franchir pour sauver ceux qu’on aime.
Aujourd’hui, Paul va mieux. Maman a retrouvé un petit boulot à la mairie du 14e arrondissement grâce à un ami de Monsieur Lefèvre. Et moi… je regarde notre voisin différemment. Je me demande combien d’autres murs invisibles séparent encore les gens dans notre immeuble.
Est-ce qu’on osera un jour tous demander de l’aide quand on en a besoin ? Ou bien continuera-t-on à souffrir en silence derrière nos portes closes ?