Le jour de mes 55 ans, il a refermé sa valise
— Tu pars où avec cette valise, François ?
Ma voix tremblait, coincée entre la colère et la peur. Il était six heures du matin. Le soleil filtrait à peine à travers les volets de notre pavillon à Tours. Sur la table, le gâteau au citron que j’avais préparé la veille attendait, intact. L’odeur du café flottait dans l’air, mais elle ne réchauffait rien. François, mon mari depuis trente ans, refermait sa valise d’un geste sec.
Il ne me regardait pas. Il fixait le sol, comme s’il cherchait des mots dans les rainures du parquet.
— Je… Je dois partir, Claire. J’ai besoin de… vivre encore quelque chose. Je ne peux plus rester ici.
J’ai cru que c’était une blague. J’ai attendu qu’il éclate de rire, qu’il me serre dans ses bras en disant « Joyeux anniversaire ! » Mais rien. Juste ce silence épais, coupant.
— Tu plaisantes ? Aujourd’hui ?
Il a haussé les épaules. Son visage était fermé, étranger. J’ai senti mon cœur se serrer, comme si on m’arrachait une partie de moi-même.
— Je suis désolé. Je ne sais pas comment l’expliquer. J’étouffe ici. J’ai besoin de partir avant qu’il ne soit trop tard pour moi.
J’ai voulu crier, pleurer, le supplier. Mais je suis restée figée. Les souvenirs défilaient : nos vacances à La Rochelle, les rires des enfants dans le jardin, les disputes pour des bêtises… Tout semblait s’effondrer d’un coup.
Il a pris sa valise et s’est dirigé vers la porte d’entrée. J’ai couru après lui.
— Et moi ? Et les enfants ? Tu y as pensé ?
Il s’est arrêté sur le seuil, sans se retourner :
— Je t’en prie, Claire… Je n’y arrive plus. Je t’appellerai.
La porte a claqué. Le silence est tombé sur la maison comme une chape de plomb. J’ai glissé contre le mur, incapable de respirer. Mon téléphone vibrait déjà : un message de ma fille, Camille : « Bon anniversaire maman ! On t’appelle ce soir ! »
J’ai éclaté en sanglots. Comment leur dire ? Comment expliquer que leur père venait de tout quitter ?
La journée s’est étirée dans une brume irréelle. J’ai erré dans la maison, chaque pièce me rappelant un souvenir avec François. Dans notre chambre, son oreiller portait encore la marque de sa tête. Dans la salle de bain, son parfum flottait dans l’air.
Vers midi, ma sœur Hélène a débarqué sans prévenir.
— Alors, tu es prête pour ta journée spéciale ?
Je n’ai pas pu répondre. Elle a compris tout de suite. Elle m’a serrée fort contre elle.
— Il est parti…
Elle n’a rien dit d’autre. Elle a préparé du thé, a rangé la cuisine en silence. Sa présence m’a empêchée de sombrer complètement.
Le soir venu, Camille et Thomas ont appelé en visio depuis Paris et Lyon.
— Papa n’est pas là ?
J’ai menti :
— Il est sorti acheter du vin… Il va revenir.
Mais ils ont senti que quelque chose clochait. Camille a insisté :
— Maman, tu pleures ? Qu’est-ce qui se passe ?
J’ai craqué. Les mots sont sortis tout seuls :
— Il est parti. Il dit qu’il veut encore vivre quelque chose…
Un silence glacial a suivi. Thomas a serré les dents :
— Quel lâche ! Comment il peut faire ça ?
Camille s’est mise à pleurer :
— Mais il va revenir, non ?
Je n’en savais rien. Je n’avais aucune réponse à leur donner.
Les jours suivants ont été un supplice. Les voisins chuchotaient derrière leurs rideaux : « Tu as vu ? François est parti… » À la boulangerie, Madame Dupuis m’a lancé un regard compatissant :
— Si tu as besoin de parler, Claire…
Mais je n’avais envie de parler à personne. J’avais honte. Honte d’avoir cru à notre histoire, honte d’avoir vieilli sans m’en rendre compte.
Une semaine plus tard, François m’a envoyé un message : « Je suis désolé. Je ne sais pas si je reviendrai. Prends soin de toi. »
J’ai relu ces mots cent fois. Comment pouvait-il tout balayer d’un revers de main ? Avait-il rencontré quelqu’un ? Était-ce moi qui l’avais étouffé sans le voir ?
Hélène est revenue souvent. Elle m’a poussée à sortir, à marcher au bord du Cher, à reprendre la peinture que j’avais abandonnée depuis des années.
Un soir d’avril, alors que je peignais un paysage sous la lumière dorée du crépuscule, Camille m’a appelée :
— Maman… Tu vas t’en sortir. On est là pour toi.
J’ai senti une chaleur nouvelle grandir en moi. Peut-être que ma vie ne s’arrêtait pas là. Peut-être qu’il était temps de penser à moi, après tant d’années à vivre pour les autres.
Mais chaque soir, en fermant les volets, je repensais à cette question qui me rongeait :
Pourquoi part-on quand tout semble acquis ? Pourquoi le bonheur nous échappe-t-il toujours au moment où l’on croit le tenir ?