Le Dernier Voyage de Madeleine : Entre Peur et Espoir
— Maman, il faut y aller maintenant.
La voix de Camille résonne dans le couloir, sèche, presque étrangère. Je serre ma valise contre moi, mes doigts tremblent. Je sens déjà les larmes couler sur mes joues ridées. J’ai 82 ans, et aujourd’hui, je crois qu’on m’arrache à ma maison, à mes souvenirs, à tout ce que j’ai construit avec Henri, mon défunt mari.
— Camille… tu es sûre que c’est nécessaire ?
Elle ne répond pas tout de suite. Elle évite mon regard, ajuste son manteau beige, vérifie son téléphone. Je vois bien qu’elle est pressée. Depuis la mort de mon fils, Paul, elle s’occupe de moi par devoir plus que par amour. Je le sens, je le sais. Et aujourd’hui, je suis persuadée qu’elle m’emmène dans une maison de retraite.
Le taxi attend devant la porte. Je jette un dernier regard à la vieille horloge du salon, celle qui a rythmé toute ma vie. Je voudrais hurler, supplier qu’on me laisse ici. Mais je n’ai plus la force. Je monte dans la voiture en silence.
Sur la banquette arrière, je me perds dans mes souvenirs. Les rires de Paul enfant, les dimanches en famille autour du poulet rôti, les Noëls où la maison débordait de vie… Tout cela va disparaître. Je me sens trahie.
— Camille… pourquoi tu fais ça ?
Elle soupire, détourne les yeux vers la fenêtre.
— Ce n’est pas facile pour moi non plus, Madeleine. Tu sais bien que je travaille beaucoup… Je ne peux pas toujours être là.
Je sens une colère sourde monter en moi.
— Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que j’ai envie de finir mes jours entourée d’inconnus ?
Elle ne répond pas. Le silence s’installe, pesant comme un couvercle sur nos non-dits.
Le taxi s’arrête devant un grand bâtiment gris. Mon cœur s’arrête. « Résidence Les Tilleuls ». C’est donc vrai…
Je descends lentement, chaque pas me coûte. Camille prend ma valise sans un mot et me guide vers l’entrée. À l’accueil, une jeune femme souriante nous attend.
— Bonjour Madame Durand ! On vous attendait.
Je n’entends plus rien. Tout se brouille autour de moi. Je veux fuir, retourner chez moi. Mais mes jambes refusent d’avancer.
Camille me prend la main.
— Maman… écoute-moi…
Sa voix tremble enfin.
— Ce n’est pas ce que tu crois. Ce n’est pas définitif. C’est juste pour quelques semaines… Je dois partir à Lyon pour le travail, je ne peux pas te laisser seule ici.
Je la regarde, désemparée.
— Et si je refuse ?
— Tu sais bien que tu as besoin d’aide… Depuis ta chute dans la salle de bain…
Je détourne les yeux. Oui, j’ai peur de tomber à nouveau. Oui, j’ai du mal à marcher. Mais je ne veux pas finir comme ces vieilles dames qu’on oublie dans un coin.
Dans ma chambre impersonnelle, je déballe ma valise en silence. J’entends les rires des autres résidents dans le couloir. Certains semblent heureux ici. Mais moi, je me sens étrangère.
Le soir venu, Camille s’assoit sur mon lit.
— Tu sais… Paul aurait voulu que tu sois en sécurité.
Je fonds en larmes.
— Paul n’est plus là ! Il ne sait pas ce que c’est que d’être seule…
Camille me serre dans ses bras pour la première fois depuis des années. Je sens sa tristesse, sa fatigue aussi.
— Je fais ce que je peux, Madeleine… Je t’en supplie, essaie de t’adapter…
Les jours passent. Au début, je refuse de parler aux autres résidents. Je reste enfermée dans ma chambre, ressassant ma colère et ma tristesse. Mais peu à peu, une voisine, Lucienne, vient frapper à ma porte.
— On fait une partie de belote ?
Sa gentillesse me touche malgré moi. J’accepte. Les après-midis se remplissent de discussions animées et de souvenirs partagés. J’apprends que chacun ici a son histoire, ses blessures cachées.
Un soir, Camille revient me voir.
— Tu as l’air moins triste…
Je souris faiblement.
— Ce n’est pas chez moi… mais ce n’est pas l’enfer non plus.
Elle me prend la main.
— Je reviendrai bientôt te chercher. Promis.
Je ne sais pas si elle dit vrai. Mais j’ai compris une chose : on ne choisit pas toujours sa vie, ni sa vieillesse. Mais on peut choisir d’ouvrir son cœur aux autres.
Parfois je me demande : est-ce que nos enfants nous doivent vraiment tout ? Ou bien devons-nous apprendre à lâcher prise et accepter leur propre chemin ? Qu’en pensez-vous ?