Le dernier matin de Zoé : le choix impossible d’une mère

— Maman, tu restes avec moi ?

La voix de Zoé, à peine un souffle, me transperce le cœur. Je serre sa petite main dans la mienne, glacée, fragile comme une feuille d’automne. La lumière blafarde de la chambre 312 de l’hôpital Necker éclaire son visage pâle, trop calme pour une enfant de deux ans. Je voudrais hurler, casser les murs, arrêter le temps. Mais je souris, du mieux que je peux, pour elle.

— Oui, mon trésor. Je suis là. Je ne pars pas.

Mais je mens. Je sais déjà que je vais la perdre. Les médecins sont venus ce matin, leurs voix basses et leurs regards fuyants. L’accident de voiture, la nuit dernière sur le périphérique, a tout emporté : nos rires, nos projets, la vie telle que je la connaissais. Zoé ne se réveillera pas. Son cerveau est trop abîmé. Il ne reste que ce corps minuscule, branché à des machines qui font semblant de la maintenir en vie.

Mon mari, François, est assis dans un coin, le visage entre les mains. Il n’a pas pleuré devant moi. Il ne sait pas comment faire. Nous avons toujours tout partagé : les nuits blanches, les premiers pas de Zoé, les disputes pour des broutilles. Mais là, il y a un gouffre entre nous. Il m’a dit :

— C’est toi qui décides. Je te suivrai.

Comme si c’était une faveur. Comme si je voulais porter ce poids seule.

Une infirmière entre, douce et discrète. Elle fredonne une berceuse — « Au clair de la lune » — et caresse les cheveux de Zoé. Elle me regarde avec une tendresse qui me fait mal.

— Madame Martin… Les coordinateurs du don d’organes sont là. Quand vous serez prête…

Je ferme les yeux. Prête ? Comment être prête à laisser partir son enfant ?

Je pense à tout ce qu’on ne vivra jamais : son premier jour d’école à la maternelle du quartier, ses anniversaires avec des bougies et des rires, ses chagrins d’ado que j’aurais voulu consoler. Je pense à ses peluches qui m’attendent à la maison, à sa chambre rose pleine de dessins maladroits.

Mais je pense aussi à ce que m’a dit le médecin :

— Il y a des enfants qui attendent un cœur, un foie… Pour eux, chaque minute compte.

Je vois le visage d’une autre mère, quelque part en France, qui prie pour que son enfant vive. Je me dis que si c’était moi…

François se lève soudainement et s’approche du lit.

— On ne peut pas… On ne peut pas la laisser partir comme ça !

Sa voix tremble. Il s’effondre sur le lit, embrasse les doigts inertes de Zoé.

— Elle est encore là… Tu sens ? Elle est chaude…

Je voudrais lui hurler que non, elle n’est plus là. Que ce corps n’est plus qu’une coquille vide. Mais je n’ai plus la force de parler.

Je repense à ma propre mère qui m’a appelée ce matin :

— Ma chérie, tu es forte. Tu feras ce qu’il faut.

Mais qu’est-ce qu’il faut ?

Les heures passent. Les machines bipent inlassablement. Les infirmières entrent et sortent en silence. Le monde entier semble suspendu à ce lit d’hôpital.

À 16h12, je signe le papier. Mes mains tremblent tellement que l’infirmière doit tenir le stylo avec moi.

— Merci… Vous sauvez des vies, murmure-t-elle.

Je voudrais la gifler. Je voudrais qu’on me rende ma fille.

On nous laisse seuls quelques minutes avec Zoé. François s’effondre sur le sol en sanglotant. Moi, je reste debout, droite comme un piquet, incapable de pleurer.

Je lui murmure à l’oreille :

— Pardon… Pardon mon amour…

Je sens son odeur une dernière fois. Je caresse ses cheveux blonds. Je lui promets qu’elle ne sera jamais oubliée.

Quand ils viennent la chercher, je m’accroche à sa main jusqu’à ce qu’on me l’arrache doucement.

Le lendemain matin, la chambre est vide. Je marche dans les couloirs blancs de l’hôpital comme une ombre. Une infirmière me tend une enveloppe :

— C’est pour vous… Un dessin qu’elle avait fait à la crèche.

Un soleil maladroit et un cœur rouge. Je m’effondre enfin.

Les jours suivants sont flous : les obsèques dans notre village près de Chartres, les regards gênés des voisins, les silences lourds à table. François et moi ne nous parlons presque plus. Il dort dans la chambre d’amis.

Un soir, il explose :

— Tu as choisi pour nous deux ! Tu as donné notre fille !

Je hurle à mon tour :

— Tu voulais quoi ? Qu’on la garde morte toute la vie ? Qu’on laisse d’autres enfants mourir ?

Il claque la porte et part marcher sous la pluie.

Je reste seule avec mes souvenirs et ma culpabilité.

Des semaines plus tard, une lettre arrive de l’hôpital : « Grâce au don de Zoé, trois enfants ont été sauvés ». Je relis ces mots cent fois sans savoir si ça me console ou si ça me détruit davantage.

Aujourd’hui encore, chaque matin est un combat pour sortir du lit. Mais parfois, dans le parc près de chez nous, j’entends le rire d’une petite fille et j’imagine que c’est Zoé qui vit quelque part dans un autre corps.

Ai-je fait le bon choix ? Peut-on vraiment parler de courage quand on n’a pas eu d’autre issue ? Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?